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L’histoire de son enfance et de sa jeunesse est celle d’une vocation contrariée, ainsi qu’il arrive pour bien des artistes et des poètes. Il était naturel que le père destinât son fils à la carrière lucrative qu’il parcourait lui-même. Il était naturel aussi que Boccace se plaignît du temps qu’on lui faisait perdre. Il avait passé d’abord quelques années à l’école d’un maître de grammaire, Giovanni Mazzuoli, de Strada. En même temps, « comme il était d’usage pour les jeunes Florentins, » on lui avait enseigné très complètement l’arithmétique, c’est-à-dire, sans doute, la comptabilité commerciale et la tenue des livres. Au sortir de l’école, son père lui fit passer six ans chez un commerçant, pour faire son apprentissage. Il n’avait guère plus de dix ans quand ses études furent ainsi interrompues.

Pourtant, dès les jours où il alignait péniblement des chiffres, chez le marchand à qui on l’avait confié, il aimait les belles-lettres. La grande ombre de Dante avait passé sur son jeune esprit. « Il fut, disait Boccace, mon premier guide, ma première lumière. » Quelques-uns en ont conclu, contre toute vraisemblance, que Dante put être son maître. Les paroles de Boccace ont un sens plus large. Malgré les injustices, les passions et l’exil, Dante avait rempli Florence de sa gloire. Nous savons, par Sacchetti, que les âniers et les forgerons chantaient par les rues des vers de la Divine Comédie. Les bouches florentines étaient pleines de cette poésie, qui avait, d’un coup, fixé la langue et la pensée d’un peuple. Il était naturel que l’âme éveillée d’un enfant précoce fût saisie d’une ardente admiration pour le poète, dont les vers résonnaient à tous les carrefours. Une grande figure se dressait devant ses yeux, symbole de poésie, de haute culture d’esprit, de science, de mystérieuse philosophie. L’enfant malheureux et inquiet avait neuf ans ; une grande rumeur venait de se répandre : en exil, au loin, était mort celui dont chacun parlait, le grand voyant, pour qui la terre, le ciel et les enfers n’avaient pas eu de secrets. Le moyen âge donnait aux poètes et aux savans, qu’il confondait souvent, une étrange auréole de pouvoir magique, de science occulte, de surnaturelle révélation. La connaissance des hommes et des choses, des mots et de leur puissance, paraissait surhumaine. On imagine sous quelle céleste et mystérieuse forme Dante devait apparaître à l’esprit d’un enfant florentin, saisi dès lors du désir passionné d’apprendre.

Les études commerciales s’en trouvaient mal, et des fantômes passaient entre les yeux de l’enfant et les chiffres bien rangés des comptes en partie double. Le père s’en aperçut après six ans passés. Puisque l’enfant voulait apprendre et devenir semblable à ceux qui savaient le latin, il résolut de le tourner au moins vers une