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mission. Il s’est introduit dans les bonnes grâces de lady Jersey, qui est catholique, et est devenu le confident de Prior, qui a été, en France, le secrétaire de son mari. Depuis plusieurs années, il dit la messe, presque chaque jour, à l’ambassade d’Autriche, dans l’hôtel du comte de Gallas, le représentant à Londres du plus fougueux ennemi du roi. On ne saurait soupçonner en lui un espion du gouvernement français. Harley et Saint-John l’honorent de leur confiance ; c’est lui qu’ils ont chargé officieusement de leurs discrètes ouvertures pour la conclusion de la paix. Il est parti de Londres, instruit par Jersey du but de sa grande mission, dûment et longuement endoctriné par Prior. Pendant quelques mois, un simple poète et un petit abbé seront les agens les plus actifs, les plus utiles, peut-être les plus habiles, de la pacification européenne.

Gauthier n’est porteur d’aucun document qui puisse établir son identité ; comme il lit sur la figure soucieuse du ministre l’anxiété et le doute : a Donnez-moi, dit-il, une lettre pour mylord Jersey ; écrivez-lui simplement que vous avez été bien aise d’apprendre de moi qu’il se portait bien… Cette lettre seule sera mon passeport et mon pouvoir pour écouter les propositions qu’on vous fera. » Il ne paraissait aucun inconvénient à l’écrire, mais beaucoup à la refuser. Le roi approuva cet avis, et l’abbé repartit pour Londres, emportant la missive qui l’accréditait. »

En ce moment, l’Angleterre souhaite la paix. Marlborough et ses amis ont perdu les faveurs de la souveraine et de la nation ; les tories dirigent le gouvernement ; la chambre des communes est lasse de fournir ponctuellement d’énormes subsides à des alliés qui ne remplissent pas toujours leurs engagemens avec une fidélité scrupuleuse. Si Louis XIV concède une barrière suffisante à la Hollande et à l’empire ; s’il livre au duc de Savoie les places que ses alliés lui ont promises ; s’il reconnaît publiquement la reine Anne comme reine légitime de la Grande-Bretagne, ainsi que l’ordre de succession établi par les actes du parlement dans la ligne protestante ; s’il démolit les fortifications de Dunkerque et fait combler ses ports ; s’il assure à l’Angleterre la possession de Gibraltar, de Port-Mahon, de Terre-Neuve, de la baie et des détroits d’Hudson, ainsi que le traitement en Espagne des nations les plus favorisées ; s’il renonce, en Amérique, au monopole de la traite des nègres, le peuple britannique n’aura-t-il pas retiré de la grande alliance qui lui a coûté si cher tous les fruits qu’il en peut attendre ?

Telles seront les bases des négociations mystérieuses qui vont tout d’abord s’engager entre la reine Anne et Louis XIV, à l’insu des États-généraux et de l’empereur. Ménager les conduira en Angleterre avec une sagacité prudente qui lui fera grand honneur ;