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En Espagne, le trône de Philippe V, miné secrètement par les complots des grands seigneurs et des prélats, de son propre cousin, le duc d’Orléans, vacillait sur ses bases. Dans le Nord, l’ennemi audacieux et insolent occupait les places fortes de nos frontières ; l’armée, qui le contenait à peine, n’avait ni vêtemens ni vivres. Le maréchal de Villars, son commandant en chef, était forcé, pour la nourrir, de mettre, en quelque sorte, au pillage les villes françaises du voisinage. Nous étions tombés si bas, que nous avions pris l’habitude des humiliations et des revers, que nous ne croyions plus à la possibilité de la résistance, que nous considérions comme un triomphe une nouvelle victoire de nos ennemis, parce qu’elle avait été vivement disputée et qu’elle lui coûtait de sanglans sacrifices[1].

L’administration ne fonctionnait pas mieux que l’armée. L’organisme national était profondément troublé. Le désordre, la confusion, l’anémie paralysaient, en partie, ses forces vives. Dans un mémoire écrit sur l’état du royaume, la main de Fénelon a fait, de toutes ces misères, la plus désolante peinture : « Le gouvernement est une vieille machine qui va encore de l’ancien branle et qui achèvera de se briser au premier choc… Les peuples craignent autant les troupes qui doivent les défendre que celles des ennemis qui veulent les attaquer… Les fonds de toutes les villes sont épuisés ; on en a pris, pour le roi, le revenu de dix ans d’avance… On tue tous les chevaux des paysans ; c’est détruire le labourage pour les années prochaines et ne laisser aucune espérance pour faire vivre ni le peuple ni les troupes… Les intendans font autant de ravages que les maraudeurs ; ils enlèvent jusqu’aux dépôts publics ; .. on ne peut plus faire le service qu’en escroquant de tous côtés ; c’est une vie de bohèmes et non pas de gens qui gouvernent. Il paraît une banqueroute universelle de la nation ; .. elle tombe dans l’opprobre. Les ennemis disent hautement que le gouvernement d’Espagne que nous avons tant méprisé n’est jamais tombé aussi bas que le nôtre. »

Au sommet de cet édifice qui semble crouler de toutes parts, quoique la façade en soit encore imposante et belle, se montre la figure impassible du roi. L’œuvre glorieuse et magnifique de ses heureuses audaces, de son règne laborieux, va peut-être périr ; il est personnellement et cruellement frappé dans ses affections les plus tendres, dans ses espérances les plus chères, par la mort prématurée, inattendue, presque subite, du dauphin, de son petit-fils le duc de Bourgogne, dont la France aimait les vertus et attendait des merveilles, du petit duc de Bretagne, fils de ce dernier. Mais

  1. Malplaquet, où périrent 10,000 hommes de l’armée française et 15,000 des troupes alliées.