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DEUX GOUVERNEURS DE L’ALSACE-LORRAINE

mais d’humeur cassante, n’avait pu vivre longtemps en paix avec M. de Manteuffel. Les concessions qu’il était obligé de faire lui avaient tellement échauffé la bile qu’il faillit succomber à une jaunisse. Le maréchal demanda son rappel et le remplaça par M. de Hofmann, qui était plus souple. De ce jour, les subalternes ne se sentirent plus en sûreté, et ils ourdirent une conspiration contre le Statthalter. En vrai soldat, il méprisait les délateurs et les délations ; on n’osait plus lui dénoncer les Alsaciens protestataires ; on s’en consola en le dénonçant lui-même aux journaux allemands. Ce fut une vraie croisade de presse ; professeurs de l’université, instituteurs primaires, tout le monde s’en mêlait. Les feuilles conservatrices ou libérales-nationales de Berlin et de Cologne publiaient de venimeuses correspondances anonymes, où M. de Manteuffel était traité de politique incapable, qui compromettait par ses déplorables faiblesses la sûreté du pays annexé. Il avait le malheur d’être sensible aux articles de journaux ; il ne craignait pas les coups d’épée, il redoutait les mouches et leurs piqûres. Il lui prenait des impatiences ; il aurait voulu obtenir des résultats éclatans et prompts qu’il pût opposer à ses adversaires pour les confondre. Ce doge, qui avait juré d’épouser la mer, se plaignait que ses avances fussent froidement accueillies : la mer était tranquille, unie comme une glace, et ne répondait ni oui ni non ; peut-être se souvenait-elle qu’elle était veuve et pensait-elle à son premier mari. « Calmez-vous, avait dit un député au maréchal dans une de ses heures de fâcherie ; un politique avisé ne se pique pas d’aller plus vite que le temps. »

Lorsque, dans l’été de 1885, il mourut à Gastein d’une congestion pulmonaire, l’Alsace-Lorraine ne prit pas le grand deuil, mais elle regretta sincèrement ce galant homme. On lui savait gré moins de ce qu’il avait fait que de ce qu’il promettait de faire, de ses façons d’agir, de la générosité de ses intentions et de son caractère, des espérances qu’il donnait. Il avait assez réussi pour que son successeur fût tenté de suivre son exemple, et personne ne s’attendait à un changement de régime. Le prince Hohenlohe avait été président du conseil bavarois, vice-président du Reichstag, ambassadeur en France, et à Munich comme à Berlin, comme à Paris, il passait pour un esprit tempéré, inclinant aux opinions moyennes et aux mesures libérales. Ses ennemis lui reprochaient d’avoir le regard oblique et l’accusaient de considérer la politique comme l’art de décliner les responsabilités ; mais il n’avait pas d’ennemis en Alsace quand il s’y présenta, et ses débuts furent heureux. Pour don de joyeux avènement, le nouveau Statthalter rétablit le conseil municipal de Strasbourg. Peu après, l’empereur et l’impératrice vinrent visiter le Reichsland ; ils se louèrent de l’accueil que leur fit une population qui respecte l’autorité, pourvu que l’autorité respecte ses droits et qu’elle ne cherche pas à violenter ses sen-