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empressée et même joyeuse, et ils tiennent compte des sentimens encore plus que des actes.

Aussi les fonctionnaires de l’Alsace-Lorraine eurent-ils bientôt fait de partager leurs administrés en deux classes : celle des mauvais sujets, qui pullulaient, celle des bons sujets, qui n’étaient pas nombreux. On est implacable pour les uns, indulgent pour les autres, surtout quand ils possèdent le don des ingénieuses complaisances et des flatteuses caresses. On pardonne ses méfaits à tel secrétaire de mairie bien pensant, qui s’est permis de puiser quelquefois dans la caisse municipale, et tel maire à poigne, qui s’entend à pétrir la pâte électorale, est maintenu en fonctions, quoiqu’il se fasse payer pour des travaux qui n’ont pas été exécutés. En revanche, on accueille, on encourage toute dénonciation contre les mal pensans. Un instituteur d’outre-Rhin, établi en Alsace, engageait les petits Allemands qui fréquentaient son école à lui dénoncer les petits Alsaciens qui parlaient français pendant les récréations. « Je ne connais pas, avait dit M. Windthorst, d’état plus insupportable que celui où l’on n’est pas sûr de sa liberté personnelle, où l’on ne peut compter sur les tribunaux pour vous protéger contre les mesures arbitraires et les fausses dénonciations, et, je le crains, tel est aujourd’hui le sort de l’Alsace. » Mais les fonctionnaires du Reichsland s’inquiétaient peu de ce que pouvait dire M. Windthorst. Jusqu’en 1879, ils étaient assurés que, quoi qu’ils fissent, la chancellerie de Berlin leur donnerait toujours raison, et cette certitude leur mettait la conscience en repos et l’âme en liesse.

M. Windthorst avait dit aussi que, si on voulait faire de la politique de conciliation dans le Reichsland, il fallait y envoyer un général. L’événement prouva qu’il avait dit vrai. En choisissant son premier Statthalter, l’empereur Guillaume eut la main heureuse. Le maréchal de Manteuffel était un homme fort remarquable. Ce soldat-diplomate, qui avait partagé sa vie entre les cours et les camps, s’était montré, selon les cas, habile négociateur et homme de guerre accompli. Lorsque, après la conclusion de la paix, il avait pris à Nancy le commandement du corps d’occupation allemande, il s’était attiré les sympathies par sa bonne grâce, par ses procédés humains et courtois. Il avait laissé dans nos départemens de l’Est le meilleur souvenir qu’un vainqueur puisse laisser à des vaincus ; il conservait à la victoire tout son prestige, il la dépouillait de son insolence. Dès son arrivés à Strasbourg, ce grand homme maigre et sec fit une bonne impression ; à peine eût-il promené dans les rues sa verte vieillesse, son uniforme de dragon, sa tunique bleue, son grand manteau, sa petite tête coiffée d’une casquette et son œil vif, qui savait rire, on devina qu’il chercherait à plaire. Au surplus, il s’empressa de s’expliquer. Il déclara qu’il entendait faire sa cour à la belle Alsace-Lorraine, qu’il lui demandait sa