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haine, disait : « Rome n’est plus qu’un tas de cendre et une charogne. » Presque en même temps, Érasme écrivait : « Je ne puis oublier Rome, et le regret me torture de l’avoir quittée. » Il y a, entre des jugemens si opposés, la distance de deux esprits, la différence aussi de deux voyages. Érasme ne sortait pas de son monastère quand il vint en Italie ; il avait couru le monde et connu les hommes. Il a très bien vu les mœurs du clergé romain d’alors et ce qu’elles avaient, dans l’ensemble, de contraire à l’esprit évangélique. Mais il a fait, dans ce triste spectacle, la part des erreurs inévitables que rachetaient tant de grandes choses, et ce milieu, qui n’était pas le sien, il a su le comprendre et l’aimer. Luther n’a vu ni les érudits, ni les artistes, ni l’intimité des prélats, dont le luxe le scandalisait. Le moine augustin a passé à Rome quelques jours à peine, pour les affaires de son ordre. Il a vécu dans son couvent de la Porte-du-Peuple ou dans les auberges du Tibre, avec des baladins et de mauvais prêtres. Il est resté hanté tout le temps par ses visions apocalyptiques. Il n’a rien aperçu de la ville des papes, que le faste païen et la corruption. Au sortir des ombres de son cloître saxon, jeté brusquement dans la pleine lumière de l’Italie de la renaissance, il a eu l’éblouissement douloureux des oiseaux de nuit, et cette grande âme troublée a crié au monde son indignation et sa souffrance.

Luther en Italie s’est trouvé face à face, dit-il, avec « la prostituée de Babylone, assise sur les sept montagnes et mère des abominations. » La nature de l’esprit d’Érasme ne lui permettait pas de pareilles rencontres. En revanche, il a vu, de ses yeux de moraliste et de chrétien, la papauté avec ses défauts et ses grandeurs, et les rapports qu’il eut avec elle dans la suite découlent, croyons-nous, de ce qu’il pensa dans ce voyage. Il avait connu, durant son séjour, les prélats les plus importans de l’époque. Tous lui avaient plu par quelque côté. Les plus nombreux étaient ces grands seigneurs à gros revenus, qui croyaient rehausser l’éclat de la curie par l’appareil des plus brillantes cours laïques. La plupart étaient intelligens et instruits, et s’entouraient d’artistes et de savans. Leur goût en matière d’art était un peu mythologique ; on n’en veut pour preuve que la salle de bain du cardinal Bibbiena. Leurs études aussi étaient assez profanes ; ils lisaient plus volontiers Cicéron et Martial que les épîtres de saint Paul et les hymnes de Prudence. Mais Érasme estimait avec raison que l’élévation de l’esprit est une des formes de la vertu, et qu’un ami sincère de l’antiquité ne persécutera point les consciences, ne pèsera jamais bien lourdement sur les esprits. D’autres prélats qu’Érasme vit à Rome étaient faits pour lui plaire plus entièrement. Cultivés comme leurs contemporains, mais préoccupés avant tout de leurs devoirs d’état, de leur mission sacerdotale, ils ne se confinaient point dans des