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promulguer une règle de foi ; j’ai répondu que je ne connais pas de règle de foi hors de l’église catholique, » Et ailleurs : « Quels que soient les dangers qui me menacent en Allemagne, je n’écouterai jamais que ma conscience, je n’irai à aucune secte nouvelle, je ne me séparerai jamais de Rome. »

Ce langage, tout différent de celui du satirique, n’est pas moins sincère. Ce n’est pas Érasme qui a changé, ce sont les temps. Érasme devine les périls que vont faire courir à la foi ces premières ruptures de l’unité, ce premier déchirement de la robe sans couture. Il a parlé jadis librement au pontife souverain, maître incontesté des consciences ; à présent que son autorité spirituelle est ébranlée, que son existence même est mise en question, il se croit de nouveaux devoirs ; il reste fidèle au pasteur des âmes et me déserte point le troupeau.

Les hommes qui attaquèrent si violemment la papauté au XVIe siècle avaient évidemment leurs raisons pour le faire ; mais on ne peut douter qu’un esprit aussi judicieux et aussi indépendant qu’Erasme n’eût les siennes pour la défendre. Comment lui aurait-on reproché son ignorance en cette matière ? Il étudiait depuis sa jeunesse d’histoire de l’église et les origines du christianisme. Ce qui valait mieux encore, il avait vu, à Rome même, l’organisation et le fonctionnement du pouvoir central, tel que la suite des siècles l’avait constitué. Il avait connu de près les hommes qui gouvernaient le catholicisme, et c’est ici que son jugement a quelque poids. L’institution pontificale ne lui a paru ni dangereuse ni superflue. S’il l’avait jugée telle, il avait, au moment de la réforme, une occasion incomparable pour en achever la ruine. Tout l’y poussait : ses amitiés prochaines, son intérêt immédiat, la guerre que lui faisaient tant de catholiques, et surtout (ce qui est plus décisif pour de tels hommes) l’indépendance naturelle de son esprit. Les menaces et aussi les séductions ne lui manquaient pas : « Je serais un dieu en Allemagne, écrivait-il, si je consentais à attaquer le pape. » Pour peu qu’il l’eût voulu, l’autorité dont il jouissait en Europe lui promettait une facile victoire. Les protestant voyaient très juste quand ils m’demandaient un seul mot de condamnation contre Rome pour avoir bataille gagnée. Ce mot, Érasme ne le dit jamais ; et quand il se décida à parler, quand il donna à l’un des deux partis en présence l’appui de sa plume et de son nom, ce ne fut pas seulement pour venger le libre arbitre attaqué par Luther, ce fut pour défendre la tradition catholique, l’unité, le pape. C’est à cette cause qu’il donna l’effort suprême de sa vie.

On a dit que, sans son voyage de Rome, Luther ne se fût pas révolté ; sans son voyage de Rome, Érasme ne fût peut-être pas resté soumis. Luther, revenant d’Italie, le cœur plein de mépris et de