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pesé sur sa jeunesse. Il fait défiler, comme on le sait, devant leur bienveillante reine, tous les fous de l’humanité, gens de plaisir, de guerre et d’étude, capuchons de moines et bonnets de docteurs. Ce ne sont que des types sans doute ; mais, si des modèles ont posé devant le peintre, il semble qu’ils viennent du Nord, de cette société peu compliquée, grossière et lourde qu’Érasme a tant de fois étudiée dans ses voyages autour du poêle des auberges.

Il n’y a guère, dans tout l’Éloge, que trois ou quatre mentions de l’Italie, et, à part le passage sur la cour romaine, ce sont des allusions tout à fait insignifiantes. Si l’Italie est presque absente du livre, elle y paraît pourtant dans un détail qui a bien son prix, dans le style. Ce latin si alerte, si nerveux, si personnel, qui a toutes les allures de la langue vivante, et qui malheureusement n’a pas vécu, cette langue sobre qui sait tout dire, sans doute c’est le latin d’Érasme, et il n’appartient qu’à lui seul ; mais ce n’est plus celui qu’il écrivait avant son séjour au-delà des Alpes ; le tour est plus délié, le vocabulaire plus riche, le style mûr pour les chefs-d’œuvre. L’habitude de causer sans cesse en latin avec les hommes les plus distingués de la nation la plus avancée du temps a fini par produire ce résultat. On sent, d’autre part, qu’Érasme a perfectionné sa langue de satirique : il a appris de maître Pasquino l’art de tout faire accepter, grâce à la forme littéraire. Ces transformations délicates de l’outil intellectuel échappent à celui qui les subit ; elles ne sont même pas toujours sensibles aux contemporains ; mais peut-être ne s’avancerait-on pas outre mesure en reconnaissant que l’Italie a affiné chez Érasme certaines qualités de l’esprit, et qu’elle a fait de ce grand penseur un grand écrivain.

Elle lui a donné mieux encore : la vision nette de son temps, la conscience du rôle qu’il a lui-même à jouer dans le monde. Érasme y a trouvé la renaissance épanouie. Il arrive de pays graves et glacés, où les lettres sont tenues en suspicion. La ville la plus ouverte aux nouveautés, une de celles qu’il aime le mieux, Paris, est encore sous le joug d’une institution universitaire, la vieille Sorbonne, qui n’a pas voulu se rajeunir, et qui se fait d’autant plus pesante qu’elle se sent plus ébranlée. Les hellénistes se comptent, et l’on passe facilement pour hérétique si l’on sait quelques mots de grec. L’art du livre est encore dans l’enfance ; on imprime beaucoup de Miracles de Notre-Dame et fort peu d’auteurs classiques. En Italie, rien de pareil. Les universités si actives, si laborieuses, dont Érasme connaît les meilleurs maîtres, sont conquises depuis longtemps à l’antiquité. Elle tient une place dans l’enseignement tout entier, et supplante peu à peu la routine scolastique, sans grandes luttes, par la seule force du vrai et la seule séduction du beau. Les grands théologiens sont tous d’admirables humanistes. Tout le monde sait