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parvenu, de bracelets et de joyaux, il possède déjà les majestueuses oreilles d’âne dont Phœbus lui a fait don, mais, les ayant surmontées d’une couronne de laurier, il n’en continue pas moins à prodiguer ses avis délicats à qui veut les entendre. Penché en avant, ayant jeté à ses pieds la lyre qu’il dédaigne, il est en train d’expliquer les mérites plus simples et plus moraux de la flûte de Pan qu’il tient à la main. C’est la bêtise épanouie dans toute sa splendeur. Sur les faces postérieures du siège, un sculpteur prophétique a vainement tracé en bas-relief la scène de l’esclave racontant aux roseaux bavards l’infirmité de son maître ; le royal critique ne se doute ou n’a cure de ces basses indiscrétions : il continue à fonctionner avec ses belles oreilles.

M. Astruc et M. Allouard ont su mettre de l’esprit dans leur sculpture ; c’est un rare mérite d’y bien réussir, car le marbre et le bronze ne se prêtent qu’à un genre d’esprit très limité, l’esprit dans l’attitude et dans le type ; encore y faut-il apporter assez de tact et de prudence pour ne pas troubler outre mesure le rythme des masses et des lignes plastiques, sans lequel il n’y a plus de sculpture. En réalité, ce genre de recherche n’y peut être qu’exceptionnel, car tout homme qui travaillera durant des mois ou des années sur une masse d’argile ou de marbre pour en faire sortir une création durable sera bien plus porté, par la durée même de son labeur et la longueur de sa contemplation, à donner à cette création un caractère permanent de beauté, de force ou de grâce qu’un caractère passager de finesse spirituelle. De même tout homme contemplant une œuvre de statuaire de grande dimension, dans une matière difficile à travailler, désirera toujours y trouver une solidité de conception en rapport avec la durée du travail accompli et une gravité d’expression en rapport avec la stabilité de la matière employée. Aussi, ce qui rappelle invinciblement, lorsqu’ils sont libres, les sculpteurs vers les vieux sujets mythologiques, c’est, en général, la facilité qu’ils y trouvent de représenter, sous des prétextes reçus, les formes éternelles de la vie, soit en repos soit en mouvement. Créer des êtres idéalement vivans, c’est là le véritable but de leur art, l’objet réel de leur intime passion, le motif déterminant de leurs labeurs et de leurs sacrifices. Tout sculpteur est un Prométhée qui rêve de voler le feu du ciel pour en animer son argile, tout sculpteur est un Pygmalion qui espère à chaque instant voir son marbre lui ouvrir les bras pour l’embrasser ; dans aucun art, le rêve sorti du cerveau de l’artiste ne peut revêtir une forme plus précise et plus voisine de la réalité ; c’est pourquoi l’effort pour réaliser cette forme à la fois réelle et idéale suffit à lui donner une ivresse de création qui, dans les œuvres de