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apparentes qui ne permissent pas de pouvoir prendre à distance, même un instant, le neveu de Charlemagne, dans sa nudité classique, pour un Prométhée se tordant sur son roc ou pour un Ajax se débattant sous les éclairs. M. Labatut, il est vrai, a cherché à donner au paladin une physionomie française en le dotant d’une tête anguleuse, avec des mâchoires épaisses, un front bas, des cheveux courts, des moustaches pointues, qui le font bien plus ressembler à un reître ou à un mousquetaire du temps de Louis XIII qu’à un preux noble et fervent des chansons de geste. C’est malheureusement, à notre gré, la partie la moins réussie de l’ouvrage, et il nous est difficile de retrouver dans cette physionomie épaisse la beauté virile du noble comte Roland, à qui la belle Aude n’avait point la force de survivre, et dont le poète ou le chantre Theroulde nous a conservé les dernières et touchantes paroles. Le groupe, d’ailleurs, est puissamment massé, savamment mouvementé, hardiment exécuté, et il eût suffi de lui mieux donner sa signification historique pour en faire un monument d’intérêt national. L’instant choisi par M. Labatut est celui où Roland, sentant venir la mort, perdant la cervelle par les oreilles, n’ayant plus de souffle pour faire sonner l’olifant, prêt à la mort, évanoui sur l’herbe verte, vient d’être attaqué sournoisement par un Sarrasin qui s’était caché parmi les cadavres. « Le comte sent qu’on lui enlève son épée ; il ouvre les yeux et ne dit que ce mot : « Sur mon âme, tu n’es point des nôtres ! » Il tient l’olifant, que jamais il ne veut lâcher, il en frappe le prince sur son heaume ciselé d’or, il brise l’acier, et la tête et les os, il lui fait sortir les deux yeux de la tête et l’abat mort à ses pieds… Alors Roland s’aperçoit qu’il ne voit plus. Il se dresse sur ses pieds et s’évertue tant qu’il peut, mais son visage est sans couleur. » C’est ce dernier retour de vie que M. Labatut a voulu rendre. Presque assis sur un roc, ayant entre les jambes le cadavre replié du Sarrasin, qu’on reconnaît à sa cotte de mailles rompue et déchirée, Roland se raidit encore de toutes ses forces contre la mort qui l’envahit. Ses yeux se ferment, sa tête se penche ; de sa main droite, qui étreint encore à plein poing Durandal, il s’appuie en arrière sur le granit, et dans sa main gauche dressée serre l’olifant, qu’il n’a plus la force d’approcher de ses lèvres. La tension et la résistance de ce corps vigoureux sont rendus, en diverses parties, avec une largeur et une résolution remarquables qu’on retrouve aussi dans les membres, savamment ramassés, du Sarrasin gisant. L’effet général, bien qu’un peu confus et lourd, est sculptural et dramatique. M. Labatut compte, dès aujourd’hui, parmi les ouvriers les plus vaillans de la matière plastique, auxquels il suffira d’un jour de bonne inspiration pour réaliser à son tour quelque chef-d’œuvre supérieur où la puissance de la forme sera mise au service d’une pensée plus personnelle.