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de l’aveugle, il le dirige ainsi du geste en même temps que de la voix. L’inclinaison de la tête du vieux paralytique, tête intelligente et résignée, s’appuyant tendrement sur la joue de son compagnon, accentue encore la signification de ce geste indicateur. C’est, en outre, avec une simplicité, une délicatesse, une tendresse vraiment supérieures que M. Turcan a marqué, sans affectation, entre les deux figures, toute une série de contrastes expressifs, d’un côté la pesanteur vacillante de l’énorme portefaix hésitant et tâtonnant, dont les yeux clos n’éclairent point la face inerte et dont les pensées flottent dans la nuit, de l’autre la résolution attentive et la prudence reconnaissante de son conducteur débile, tout étonné et tout ravi de pouvoir se diriger au moyen de cette association de forces et de cœurs. Si l’on ajoute qu’en cette circonstance M. Turcan s’est montré un ouvrier du marbre aussi intelligent que l’avait été d’abord l’arrangeur de figures, que ces deux figures enlacées sont traitées, d’un bout à l’autre, avec une science soutenue qui ne s’affiche pas et avec une habileté discrète qui sait se contenir, on reconnaîtra que la médaille d’honneur a rarement signalé une œuvre plus méritante.

Le groupe colossal commandé par la ville de Paris à M. Tony-Noël, et qui a pu, sans exciter l’étonnement, disputer la plus haute récompense du Salon à celui de M. Turcan, ne procède pas d’une inspiration littéraire si complexe. C’est un pur morceau de sculpture, mais de sculpture solide et vigoureuse, conçu avec l’énergie grandiose d’un Romain qui aurait vécu dans les écoles de Rhodes, exécuté avec la fermeté inaltérable et la vaillance résolue d’un praticien consommé. Le Pro Patria morituri met en scène deux guerriers vêtus à l’antique, c’est-à-dire fort peu vêtus. L’un d’eux, déjà frappé à mort, et tombé sur son bouclier, la face contre terre, ne porte qu’une bandelette enroulée à l’un de ses énormes pieds ; l’autre, le survivant, le dernier combattant, coiffé d’un casque plat à nasal, a perdu, dans la mêlée, l’une de ses jambières. Ce dernier, enjambant le cadavre de son compagnon, se penche en avant, dans une attitude défensive, et présente son avant-bras gauche, muni d’un étroit bouclier, à l’ennemi, en brandissant son glaive de la main droite. Il n’y a donc là rien d’inattendu pour l’esprit, et c’est seulement dans la pondération savante des formes, dans le rythme fier et souple des contours, dans la détermination énergique des attitudes, dans la combinaison naturelle et vivante des mouvemens, dans la force et la liberté du rendu, que M. Tony-Noël avait à déployer sa maîtrise. Il l’a fait avec une maturité puissante qui témoigne d’un artiste en pleine possession de tous ses moyens et en pleine possession de lui-même. Ce beau groupe, d’une allure