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sûre ressource des jeunes sculpteurs, et si le gouvernement, comme le réclament de temps à autre quelques politiciens irréfléchis, cessait de s’intéresser à leur art, il est bien probable que là aussi, comme ailleurs, nous ne tarderions pas à perdre notre supériorité séculaire. Quoi qu’il en soit, rien ne les rebute. Il semble même que plus on leur montre d’indifférence, plus ils se raidissent dans leurs convictions, que plus le goût du public s’abaisse et se rapetisse, plus ils sentent croître leur passion pour ce qui est élevé et pour ce qui est grand. Depuis quelques années, il y a en outre un mouvement très accentué chez les jeunes sculpteurs dans le sens des conceptions matériellement puissantes et des compositions colossales. Le nombre des figures d’adolescens ou d’adolescentes, souvent délicates et fines, mais prêtant au maniérisme et à la mollesse, si fort à la mode à la suite des premiers succès de MM. Falguière et Dubois, diminue à chaque Salon depuis plusieurs années. En revanche, la note mâle et vigoureuse, la note héroïque, celle qu’a redonnée le premier M. Mercié par son Gloria Victis et par son Génie des Arts, y résonne plus fréquemment. Presque tous les pensionnaires de Rome tiennent à honneur d’apporter de là-bas des témoignages d’un long commerce avec les tailleurs de marbre les plus robustes de l’antiquité et de la renaissance ; le torse colossal du Belvédère et le Moïse de San-Pietro-in-Vincoli tourmentent leur imagination comme la Victoire de Samothrace, l’Esclave de Michel-Ange et le Milon de Puget tourmentent celles de leurs camarades demeurés à Paris et plus voisins du Louvre que du Vatican. On dirait qu’il y a chez eux comme un mot d’ordre pour résister à l’envahissement des trivialités naturalistes et des fadeurs quintessenciées qui déshonorent les arts plastiques aussi bien que la littérature. Cependant ce mot d’ordre n’existe pas, car il n’y a pas, en général, d’artistes moins raisonneurs et moins théoriciens que les sculpteurs ; les plus puissans sont les plus taciturnes. C’est donc simplement à leurs habitudes consciencieuses de travail solitaire et de contemplation désintéressée qu’ils doivent cette fermeté collective de direction et cette grandeur commune d’aspirations.

Deux groupes en marbre se partagent surtout l’admiration des amateurs, comme ils se sont disputé les voix des artistes pour la médaille d’honneur, le Pro Patria Morituri, de M. Tony-Noël, l’Aveugle et le Paralytique de M. Turcan. C’est à ce dernier, en fin de compte, qu’est allée la majorité, et ce jugement se peut justifier par les qualités particulières d’expression qui s’y joignent aux qualités sérieuses de l’exécution pour en faire un morceau supérieur. On se souvient qu’en 1883, lorsque M. Turcan exposa le modèle en plâtre de l’Aveugle et du Paralytique, le même