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grande autorité : elle garde une allure professorale. Elle s’adresse à un public restreint d’auditeurs plutôt qu’à un public étendu de lecteurs. Elle est plus réfléchie que vive : elle déduit longuement ses raisons, et se préoccupe de prouver tout ce qu’elle avance. En un mot, la forme seule est changée. Ce sont des livres ou des leçons, mais découpés en tranches, qui sont parfois assez épaisses. Gervinus aurait allégué, sans doute, qu’en s’y prenant autrement il aurait vu son journal interdit dans une grande partie de l’Allemagne et bientôt supprimé. Raison spécieuse, mais mauvaise au fond. S’il s’était senti la vocation irrésistible du journaliste, le talent énergique et familier qui sait aller à la foule, s’en faire comprendre et s’en faire aimer, la crainte des conséquences ne l’eût sans doute pas arrêté.

Gervinus veut avoir un journal cependant. Les frères Grimm s’en gardent bien. Ils se connaissent assez pour savoir que la presse politique n’est pas leur fait. Jacob et Wilhelm Grimm — ne les séparons pas, puisqu’ils ont toujours voulu vivre, penser et travailler ensemble, — réalisent à souhait le type devenu légendaire du savant allemand d’autrefois. On n’imagine pas une existence plus calme, plus unie, mieux remplie par des travaux vraiment immenses. On est touché de tant de simplicité et d’innocence soit dit sans ironie, unies à une intelligence vaste et bien ordonnée. Chacun d’eux a écrit sa propre biographie, vers 1830. Ce sont deux petits morceaux d’une bonhomie charmante. « L’amour de notre patrie, dit Wilhelm (entendez par là non l’Allemagne, mais la Hesse, où les deux frères étaient nés, près de Cassel), s’était profondément imprimé en nous, je ne sais comment, car on ne nous en parlait jamais. Nous tenions notre prince pour le meilleur qu’il y eût au monde, notre pays pour un pays béni entre tous… Nous regardions les gens de Darmstadt avec une sorte de dédain. » Ne croit-on pas entendre Candide parlant de la Westphalie et du château de Thunder-ten-Tronck ? Ces impressions d’enfance demeurèrent vivaces. Les Grimm sont Hessois dans l’âme : Cassel est le centre de leurs affections. Lorsqu’en 1829, sur le conseil unanime de leurs amis, ils durent quitter Cassel pour aller à Göttingen occuper les postes fort honorables qui leur étaient offerts, le départ fut un déchirement. La résolution n’avait été prise qu’après de longs combats et avec beaucoup de larmes. Il leur semblait s’arracher de leur foyer pour aller en exil. Nouvelles angoisses quelques années plus tard, quand l’affaire de la protestation les força de quitter Göttingen. Enfin, le roi de Prusse les appelle tous deux à Berlin avec les instances les plus flatteuses. L’idée d’habiter la plus grande ville de l’Allemagne du Nord ne les ravit pas du tout ; elle