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lui, elle représente en quelque sorte la conscience, une conscience qu’il évite le plus possible d’affronter, ayant depuis longtemps habitué la sienne à se taire. Elle est noblement sculptée, cette figure de grande dame malheureuse et sans reproche, revêtue de l’armure du silence, ce suprême refuge de la dignité chez l’Anglaise. Sa pupille improvisée s’attache à elle, en dépit de l’apparente froideur qui éloignerait une personne moins sagace. Malgré son inexpérience, Catherine Johnstone pénètre assez vite la pénible situation de l’épouse et de la mère, qui d’avance a cru devoir l’avertir discrètement des dangers qui l’attendent. Sir Norman n’a qu’un goût médiocre pour les honnêtes filles, mais Roger Davenport ne redouterait pas d’en épouser une, pourvu qu’elle fût très riche, et ce drôle est assez séduisant pour que la plus sage se laisse prendre à son prestige.

Et Catherine subit le prestige, en effet, mais sans s’y abandonner. Le combat de cette innocence, qui n’est pas l’ignorance des niaises, contre les manèges et les roueries d’une corruption profonde, nous semble des plus intéressans. La jeune « barbare » s’avance dans les régions inconnues qu’elle a voulu explorer avec la prudence d’un trappeur à travers les forêts. Aucun conseil mondain ne l’inspire, elle ne se laisse aveugler par aucune considération. Bien avant l’infâme tentative de vol qui lui donne l’entière mesure du caractère de Roger, elle a démêlé les vices de ce jeune homme, qui pourtant lui plaît ou plutôt l’éblouit. Elle paie en cachette une partie de ses dettes pour lui laisser une chance de se relever ; elle reçoit le dernier soupir de la femme qu’il a perdue, cette charmante et frivole Mrs Courtlandt, dont elle couvre les défaillances du manteau de sa robuste honnêteté ; elle se montre hardie et généreuse jusqu’au bout, tout en gardant adroitement son cœur et sa dot contre les entreprises des ambitieux. Il ne tiendrait qu’à elle d’être duchesse ; la riche proie que leur jette l’Australie n’est pas sans tenter une nuée déjeunes élégans, joueurs et viveurs dont les allures sentent le club et le turf, tout en gardant quelque chose de cette distinction tenace qui résulte de l’hérédité, de l’habitude, et qui résiste même à l’abaissement du caractère. La rustique Catherine Johnstone serait quelquefois bien près de s’y tromper, mais son bon sens imperturbable la sauve. Elle n’est pas très jolie, et elle le sait ; le vernis du monde lui manque, elle le sent mieux encore ; comment se ferait-elle illusion sur les mobiles de ces beaux messieurs munis de parchemins authentiques ? C’est un plaisir que de voir cette brave fille seule, entièrement livrée à elle-même, se défendre si bien et avec une telle aisance ; néanmoins, on ne respire que lorsque son choix s’est posé, après quelques vertiges passagers, sur un homme digne de la comprendre. Il n’est plus jeune, la quarantaine a