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que font les petites nouvelles du même auteur. L’une d’elles, Amour dure, où une chronique italienne du XVIe siècle côtoie un cas de folie toute moderne, où la légende sanglante d’une sœur de Lucrèce Borgia et de Bianca Capello, Medea da Carpi, s’entremêle aux hallucinations d’un Polonais enthousiaste nourri de philosophie allemande, serait digne pourtant de prendre place parmi les récits semi-fantastiques à la suite de la Vénus d’Ille. Mais ces sortes de choses ne peuvent être un régal que pour les délicats. Sans contredit, le Doyen et sa fille[1] se laisse lire et surtout feuilleter beaucoup plus facilement. M. Philips n’a ni le secret d’émouvoir ni celui de faire penser ; il est clever, il est habile, brillant, il amuse ; on ne lui en demande pas davantage. Avouons à notre honte que le premier de ses romans, As in a looking glass, traduit simultanément en plusieurs langues, obtint presque autant de succès en France, en Allemagne et en Italie qu’en Angleterre, parmi les lecteurs d’une même sorte, cela va sans dire. Au reste, si les récits mondains de Ouida, notamment la Princesse Zourof, n’eussent pas suffi déjà pour avertir les mères de famille fidèles à un vieux préjugé, As in a looking glass eût prouvé une bonne fois que les romans anglais ne peuvent plus être mis indistinctement aujourd’hui entre les mains des demoiselles.

Rien de plus grossier, en somme, que le journal où cette demi-déclassée, Mrs Despard, contemple « comme dans une glace, » avec cynisme, sa jolie figure qui n’est plus de la première jeunesse, son esprit fort drôle et son âme assez noire. Cette aventurière, veuve de deux maris vivans, et qu’un pacte inavouable lie à un chevalier d’industrie de la pire espèce, bien qu’il ait été dans les gardes de la reine, ce mauvais sujet femelle, vole à une belle et honnête fille, par des calomnies indignes, son fiancé qui l’adore. Elle se fait épouser dans le seul dessein de devenir riche, après quoi elle voudrait nous attendrir sur l’amour tardif qui lui vient, on ne sait comment, pour ce troisième mari pris au piège et sur la nécessité où elle se trouve à la fin d’avaler une dose mortelle de chloral pour échapper aux tentatives de chantage de son ancien complice. Peu de vraisemblance, malgré des prétentions évidentes au réalisme, nulle délicatesse : à quoi bon ? C’est moderne, c’est vif, c’est hardi, c’est semé de slang et même d’argot. L’héroïne censée femme du monde, ou du moins encore tolérée dans le monde, qui fait sauter la banque à Monte-Carlo et qui va seule à l’Eden, connaît les marques de tous les vins comme un sommelier de restaurant, dit zut et flûte avec une désinvolture charmante. Sa conduite et ses propos nous confirment dans une opinion depuis longtemps

  1. The dean and his daughter, by F. -C. Philips. London, 1887.