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le pays contre les illusions ou les vaines promesses, qui avoue ses craintes, et l’imprévoyance qui ne craint rien, qui joue avec les ressources, publiques comme avec tous les ressorts de l’état. Le sénat s’est prononcé pour la prévoyance, sans hésiter, sans se laisser arrêter par l’invariable menace du conflit avec l’autre chambre. Et quand le ministère aurait réussi à obtenir de la condescendance du sénat une mesure à laquelle il paraissait attacher un certain prix, se serait-il créé une force pour combattre les mouvemens dictatoriaux, pour rallier le pays en le tranquillisant ? Il n’aurait fait que donner une arme de plus aux agitateurs, en prolongeant, par un expédient sans valeur, les indécisions, les inquiétudes de l’opinion, excédée de mécomptes et de tromperies.

Le malheur est que, depuis dix ans, il en est toujours ainsi ; que les républicains, qui n’ont cessé d’être au gouvernement sous un nom ou sous l’autre, n’ont voulu jamais rien écouter. Ils ont pris pour une politique cette triste, cette stérile et dangereuse manie de toucher à tout, d’abuser de tout, en parlant toujours de réformes, sans s’apercevoir qu’ils préparaient une anarchie favorable à tous les hasards. Ils se trouvent aujourd’hui en présence de tout ce qu’ils ont préparé, des déficits, des troubles financiers, des agitations révisionnistes, des inquiétudes religieuses, ravivées par une recrudescence de politique radicale. En même temps, on ne craint pas de poursuivre plus que jamais devant le sénat la discussion et le vote de cette loi militaire qui traîne depuis quelques années déjà, allant du Palais-Bourbon au Luxembourg, du Luxembourg au Palais-Bourbon, qui met en doute et en suspens l’organisation tout entière de l’armée. Était-il donc si pressant de toucher à la loi de 1872 ? Tous les hommes sérieux, éclairés, expérimentés dans les affaires militaires, conviennent au contraire que l’armée créée par la loi de 1872 est la force et l’honneur de la France, qu’elle est le plus puissant instrument par son esprit, par sa discipline, par ses habitudes de travail et de dévoûment ; mais il fallait une loi nouvelle, une loi prétendue démocratique, œuvre toute républicaine et radicale ! Il fallait réduire le service pour se faire une popularité, étendre le service obligatoire, au risque d’affaiblir la société civile, la culture intellectuelle, sans fortifier l’armée, arriver surtout à enrôler par un coup de filet les séminaristes. Bref, il fallait tout réformer ! On a beau atténuer, essayer d’améliorer ce que la chambre a fait dans les savantes et fortes discussions du sénat, cette loi ne reste pas moins une expérience redoutable ; c’est, comme l’a dit M. le général Billot en chef prévoyant, un « saut dans l’inconnu ! » On sait l’armée qu’on a, on ne sait pas l’armée qu’on aura. Et cette expérience hasardeuse, périlleuse, on prétend la réaliser, l’inaugurer à un moment où tout est obscur et incertain dans le monde, où ce qu’il y aurait assurément de plus sage, de plus patriotique, serait de se recueillir, de se raffermir, pour ne pas