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Banville, c’est l’amour des mots. Ses préférés, — les plus beaux, les plus rares, — il les perche au sommet du vers pour les mieux voir, pour jouir davantage de leur splendeur. Il jouit aussi de leur rencontre, alors qu’ils se font vis-à-vis du haut de ces èchasses ; il s’en réjouit d’autant plus qu’elle est plus inopinée. « L’Himalaya » et « Laya » ne s’attendaient guère à se trouver face à face : ils prennent soudain, en se regardant, une physionomie assez drôle ; et M. de Banville, qui ménagea l’entrevue, se met à rire. Au demeurant, même à l’intérieur du vers, si des mots qui ne se connaissent pas viennent à se coudoyer (un nom antique et un nom moderne, un terme noble et un terme bas, etc.) » le spectacle est amusant. Toute espèce de contraste a quelque peu de comique : pour M. de Banville, ce comique est tout le comique.

Il a pleinement apprécié, sans doute, la préface de la Nuit bergamasque… Aussi bien que le Baiser, on l’avait représentée au Théâtre-Libre, cette tragi-comédie de M. Bergerat, mais le Théâtre-Français ne l’a pas réclamée. En tête de la brochure, l’auteur a mis un manifeste : « La Nuit bergamasque n’a d’autre prétention que celle d’être un essai de vers comique en plein XIXe siècle. Car le glorieux XIXe siècle a de tout, mais il n’a pas de vers comique… En réalité, nous nous mourons tous de la disparition de ce pain intellectuel… » (M. Bergerat, plus loin, reconnaît qu’on trouve ce précieux aliment chez M. de Banville, chez Gautier aussi, chez quelques autres encore ; mais la pédanterie de leurs contemporains ne leur a permis de le produire qu’en petite quantité). Le vers comique est la seule cause de rire en ce monde ; sans vers comique, plus de joie, la vie humaine est une agonie ! Qu’est-ce donc que le vers comique ? « Presque indépendant de la pensée qu’il contient, » il est tout uniment le verbe de « l’abracadabrance. » Quelqu’un, par hasard, demande-t-il à connaître au moins la pensée contenue dans ce mot-là ? Qu’il écoute seulement cette apostrophe de l’auteur, ce dithyrambe adressé à l’un de ses personnages : « Et toi, reître sans mesure, vrai spadassin des rimes milliardaires, qui parles une langue sans date, dépravée, résolument anachronique, où l’argot moderne se pare des tournures classiques, désorganise la chronologie des vocables et fait une omelette affreuse de tous les styles nés ou à naître… » À la bonne heure, voilà qui est franc ! — Mais M. Bergerat disait aussi : « Le premier qui s’amuse à une comédie en vers, c’est celui qui l’a faite. « Il se résignait même, étant le premier, à rester le seul : « La Nuit bergamasque, avec sa folie de rimes, de concept, de personnages hyperboliques, ses détonations de couleur locale, de vraisemblance et son style omniséculaire, est le produit d’une esthétique qui m’est propre, qui me rend heureux, et que je ne ferai pas deux pas pour imposer aux autres. » Bien plus, il protestait contre la liberté