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absent, puis l’autre, selon l’ordre établi par sa préférence, qui déconcerte les projets des hommes ; elle gouverne l’âme de l’aïeul, elle lie et délie les cœurs des jeunes gens. Elle est aussi le personnage le plus original. Ce n’est pas une toile de fond, cette « chose » bleue qu’on voit par la fenêtre ouverte, ce n’est pas un décor emprunté au magasin du vaudeville ou de l’opéra-comique ou même de la tragédie ; ou plutôt ce n’est pas une « chose, » mais, comme dit le vieux marin, « c’est quelqu’un de vivant, » et dont la vie est, pour la première fois peut-être, exprimée sur le théâtre.

C’est que M. Richepin y croit fermement, à cette force de la nature, c’est qu’il l’a sentie, qu’il l’a aimée : s’il n’est plus le poète de la Chanson des Gueux ni des Blasphèmes, — ni, d’ailleurs, en cette pure histoire de fiançailles, celui des Caresses, — il est toujours le poète de la Mer. Pour qu’elle fût célébrée sur la scène, et célébrée avec vraisemblance, avec convenance, il a communiqué un peu de sa foi, un peu de sa passion à ces héros de comédie. Sans doute, c’est M. Richepin qui l’inspire, mais c’est le père Legoëz ou bien Janik ou Jacquemin qui parle. Elles vivent donc, à leur tour, ces figures humaines : elles vivent pour l’amour de la mer et par sa vertu, elles vivent plus ou moins selon qu’elles ressentent sa puissance et l’honorent avec plus ou moins d’énergie. Pas plus que je ne doute de l’existence de la mer, je ne saurais douter de l’existence du père Legoëz.

Il y a une raison encore pour que ces braves gens, même employés à nouer et à dénouer une action de vaudeville pathétique, ne me paraissent pas des fantoches : c’est qu’ils jasent comme des personnes naturelles ! S’il apparaît que, pour la raison, pour le bon sens et même la malice, M. Richepin est Français, il l’est plus encore, on s’en doutait déjà, pour la langue et pour le don d’exprimer en vers la réalité la plus humble. Il prête à ces héros tout simples un vocabulaire, un style, j’allais dire une prosodie, je dirai au moins un rythme, qui peuvent être les leurs, et qui sont d’un poète. Les mots sont drus, la phrase alerte, le vers a de l’assurance et de l’aisance : il a de la tenue, et fait cependant les mouvemens qu’il faut pour s’accommoder au discours et au dialogue. Ce n’est point un saltimbanque, désarticulé à plaisir et pour émerveiller les badauds, mais un « gars » dont les muscles roulent librement pour mener à bien quelque utile besogne. La sobriété, la couleur de cette poésie, sont admirables. Et que parlais-je de vaudeville pathétique ? Je regardais, sans doute, et n’écoutais pas : je n’entends, je ne vois plus qu’une idylle héroïque. J’oublie Théobald ou le Retour de Russie pour me souvenir plutôt du poème de Tennyson : Enoch Arden. Auprès du chef-d’œuvre anglais, l’œuvre française a sa noblesse, plus simple ou du moins plus franchement populaire. A je ne sais quelle saveur, on la reconnaît plus proche de la terre et du flot : Enoch Arden, c’est du pain blanc ;