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résistant à son propre cœur, se rejette en arrière, le bonhomme le gronde et l’encourage encore :


Ah ! mon gaillard, comment te les faut-il,
Si devant ces yeux-là, plus clairs que des étoiles,
Tu n’as pas l’âme en fête et du vent dans les voiles !


Or, quand survient le véritable Pierre, Legoëz peut bien mettre l’imposteur à la porte, et d’abord choyer son gars ; mais il a changé, en Amérique, le véritable Pierre ! De flibustier, il s’est fait chercheur d’or. Sous la terre, oui vraiment, c’est là qu’il a poursuivi et atteint la fortune. — « Sale métier ! » grogne le grand-père. — Autre chose : il veut emmener la famille là-bas, dans son domaine, à vingt jours de la mer ; même du plus fin haut de la montagne, on ne la voit pas. — « Triste endroit ! Hein, Janik ? » — Ce n’est pas Janik, assurément, qui va dire le contraire. Et, comme son cousin l’assure, avec un peu de moquerie, que, pour se consoler d’avoir perdu la mer, dans ce pays nouveau elle aura de larges fleuves, Legoëz l’interrompt :


Les fleuves ! Oui, je sais, ça coule à la dérive.
Sans doute, c’est de l’eau, de l’eau qui marche ; mais
Elle s’en va toujours et ne revient jamais.
Ce n’est pas comme ici. La marée est fidèle,
Elle a beau s’en aller au diable, on est sûr d’elle :
Au revoir ! au revoir ! dit-elle en se sauvant,
Car elle parle, car c’est quelqu’un de vivant.
Et tout ce qu’elle crie, et tout ce qu’elle chante,
La mer, selon qu’elle est d’humeur douce ou méchante !
Et tous les souvenirs des amis d’autrefois,
Dont la voix de ses flots a l’air d’être la voix !
Et les beaux jours vécus sur elle à pleines voiles !
Et les nuits où l’on croit cingler vers les étoiles !
Ah ! mon Pierre, mon gars, tout ça, ce n’est donc rien ?
Maudit soit le pays qui t’a rendu terrien !
Il peut être plein d’or ; je n’en ai pas envie.
Certes, je n’irai pas y terminer ma vie.
Pour moi, tout vent qui vient de terre est mauvais vent.
Un vrai marin, ça meurt sur la mer, — ou devant.


Après cela, il suffira que le bonhomme revoie Jacquemin et qu’il se rappelle


Sa façon d’être gai quand il parle du flot.


il approuvera sans peine le sacrifice de Pierre : n’est-ce pas la mer elle-même qui a fiancé Janik et Jacquemin ?

La mer ! On a dit que le principal personnage d’Athalie était Dieu ; le principal personnage du Flibustier, c’est la mer. Elle ramène un