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Capitaine, officiers, matelots, passagers, autant de héros que l’on fêtait en gens qu’on ne compte plus revoir. Aux chances ordinaires d’être noyés s’ajoutaient pour eux celles d’être brûlés en haute mer ou de sauter avec leur machine infernale. Et, de fait, le début promettait peu et s’annonçait mal. Les énormes bielles mal agencées grinçaient à chaque coup de piston avec un bruit de vieille ferraille ; la machine râlait lugubrement, et quand le Savannah disparut lentement à l’horizon dans un nuage d’épaisse fumée noire, haut maté, lourdement chargé, tanguant et roulant affreusement, la plupart des spectateurs tenaient pour fous ceux qui tentaient ainsi une expérience purement scientifique, dont aucun ne prévoyait alors les résultats.

On eût fort étonné les citoyens de Savannah si on leur avait prédit que soixante ans plus tard un navire à vapeur franchirait en cent soixante-six heures, pas tout à fait sept jours, la distance qui sépare les États-Unis de l’Angleterre ; que l’étrange bâtiment qu’ils contemplaient avec tant d’appréhensions serait remplacé par des palais flottans ; qu’une compagnie anglaise, le Cunard-Steamship Company transporterait, à elle seule, 59,000 passagers dans une année, 100,000 personnes en comptant les équipages. Leur étonnement se fût encore accru si on avait ajouté qu’en quarante années cette même compagnie ne perdrait pas un seul de ses nombreux navires, pas un de ses passagers par accident de mer, et que la prévoyance humaine poussée à ses dernières limites ferait d’une pareille traversée une courte excursion de plaisir.

Il n’en allait pas de même en 1819, et les malheureux passagers du Savannah ne s’amusaient guère. La fumée les asphyxiait, l’infernal vacarme de la machine leur suggérait à toute heure des idées d’explosion, les clameurs des chauffeurs, l’anxiété des mécaniciens, les temps d’arrêt de la manivelle, les ronflemens de la chaudière, les entretenaient dans des angoisses constantes dont leurs récits font foi. Aussi s’estimèrent-ils plus heureux que sages de débarquer en fort piteux état à Liverpool, après une traversée de vingt-six jours. A l’automne suivant, le Savannah reprenait la mer, assez mal en point lui-même. Il ne devait pas tarder, d’ailleurs, à justifier les prédictions fâcheuses faites à son départ. Il s’échouait à Long-Island, et, de quatorze ans, on ne voulut pas entendre parler de lui donner un remplaçant.

Ce ne fut qu’en avril 1838 que le Sirius et le Great-Western inaugurèrent, d’une façon définitive, les communications à vapeur entre l’Europe et l’Amérique. Cette fois, la traversée s’effectua dans de meilleures conditions, en dix-sept jours. Le Royal-William, qui suivait en juillet, en mit dix-neuf pour aller et quinze pour revenir.