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Pour nombreux qu’ils soient, les raskolniks ont une importance supérieure à leur force numérique. Ils possèdent deux élémens de supériorité qui, à l’encontre de certains préjugés, vont souvent ensemble : la moralité et la richesse. Paysans, ouvriers ou marchands, les vieux-croyans sont les plus sobres, les plus économes, les plus probes des Russes du peuple ; par suite, ils sont les plus aisés et les plus prospères. A la foire de Nijni-Novgorod, qui, pour nombre de marchands russes, n’est qu’un rendez-vous de plaisir, les vieux-ritualistes se distinguent par leur dignité et leur respect des bienséances. Ils laissent, d’habitude, aux adhérens de l’église officielle les brutales orgies dont le champ de foire donne chaque nuit le cynique spectacle. Ces qualités d’ordre et d’économie, ils les montrent vis-à-vis de l’état qui les a persécutés. « Les starovères, me disait un gouverneur de province, sont nos meilleurs contribuables. »

La fortune ou l’aisance ont été pour le schisme un moyen d’émancipation. Les vieux-croyans ne pouvaient être libres qu’à condition de payer leur liberté à la police et au clergé. Comme longtemps ailleurs aux Juifs, il leur fallait la clé d’or qui, en Russie, ouvre toutes les portes. Aussi la force principale du schisme est peut-être, depuis plus d’un siècle, dans la bourse. L’argent, avons-nous dit, est devenu le nerf du raskol; le rouble a été la grande arme des raskolniks, pour leur défense, non moins que pour leur propagande.

Il y a des régions entièrement assujetties à la domination économique des vieux-ritualistes. Tel, par exemple, le district de Sémënof, dans le gouvernement de Nijni. Ils monopolisent certaines branches d’industrie à tel point qu’on voit des ouvriers ou des paysans passer au schisme pour obtenir du travail. C’est ainsi que la fabrication de ces cuillères de bois, qui pénètrent dans toute l’Europe, est presque entièrement aux mains des raskolniks[1]. Leur esprit de solidarité a été entretenu par de longues persécutions, et l’assistance mutuelle qu’ils se prêtent les uns aux autres leur donne une grande force vis-à-vis de leurs concurrens. Comme, en d’autres contrées, on en a souvent fait le reproche aux Juifs, ils forment entre eux une sorte de franc-maçonnerie. Cette solidarité s’étend parfois jusqu’aux membres de sectes différentes. En dépit de leurs querelles intestines, sorte de guerre civile du schisme, ils se coalisent à l’occasion contre l’ennemi commun. Ils ont entre eux des signes de reconnaissance, tels que des anneaux ou des chapelets, ou encore

  1. Vladimir Bezobrazof, Études sur l’économie nationale de la Russie, 1886.