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croissante rehaussait, avec son nom, le crédit de sa maison, il n’en soumissionna pas moins de dix-huit, portant sur un chiffre de 160 millions de livres sterling (4 milliards de francs). Pendant plus de vingt années, il fut l’agent financier de la Russie, le négociateur attitré de l’Angleterre, le consolidateur de la dette américaine. Après la guerre de 1870, il présida le syndicat de banquiers anglais qui, par le maintien du cours du change, facilitèrent le paiement de l’indemnité de guerre. En 1876, c’est à lui que s’adressait le gouvernement britannique pour se procurer immédiatement les 100 millions en or nécessaires pour l’achat au khédive de ses actions du canal de Suez.

Une seule fois sa perspicacité fut en défaut ; cet homme, si net dans ses résolutions, hésita et s’en repentit. Il s’agissait d’un gros emprunt russe. Le gouvernement de Saint-Pétersbourg s’adressa à lui. L’affaire était tentante, les bénéfices importans. Mais à cette époque il était candidat de la Cité pour un siège au parlement ; il soutenait cette lutte obstinée dont, huit ans plus tard, il devait sortir Victorieux, affirmant sur son nom le droit des Juifs à prendre place dans les conseils du gouvernement, et imposant à la chambre des lords l’abolition des restrictions infamantes du passé. Candidat du parti libéral, il craignait de compromettre son succès. Le bruit courait en effet que l’emprunt négocié par la Russie était destiné à faire face aux armemens considérables que rendait nécessaires l’attitude de la Pologne, et à écraser l’insurrection menaçante d’une nationalité opprimée. Si tel était le cas, on ne lui pardonnerait pas de prêter son concours à la Russie. Le parti libéral, en Angleterre comme en France, proclamait hautement ses sympathies en faveur de la Pologne. D’autre part, le cœur lui saignait d’abandonner à ses concurrens le mérite et les avantages de cette importante opération. Elle se ferait avec ou sans son intermédiaire, et il ne lui était pas prouvé que tel fût réellement l’objectif de la Russie. Pour s’en assurer, il traîna les négociations en longueur, et, au moment où, sur les avis de leur maison de vienne, il se décidait enfin à accepter, il se vit enlever l’affaire par des rivaux que n’arrêtaient pas les mêmes considérations.

Puissamment riche, il sut être généreux ; charitable, il donna beaucoup, prodiguant à sa femme des millions dont elle fit le plus noble emploi. Sa mort, le 30 mai 1879, fut un deuil public à Londres. Il laissait, accrue et assise sur des bases inébranlables, la grande fortune qu’il avait reçue de son père ; il laissait estimé et vénéré un nom avant lui redouté et envié. Il avait joué au parlement un rôle honorable, et l’opinion publique saluait comme un acte de justice le décret de la reine élevant au rang des pairs du