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les soucis écrasans inséparables d’une immense fortune, les haines implacables et sourdes, les convoitises menaçantes.

— Heureux ? ., moi,.. répondait-il un jour à son ami, sir Fowell Buxton, qui s’extasiait sur le luxe et le confort dont il le voyait entouré ; est-ce qu’on peut être heureux quand, en se mettant à table, on reçoit une lettre dans laquelle on menace de vous faire sauter la cervelle si vous n’envoyez pas le soir même 500 livres à une adresse qu’on vous indique ?

Peut-être se blase-t-on sur ce genre d’épîtres. Ce ne fut pourtant pas son cas, et, dans les dernières années de sa vie, il ne s’endormait jamais sans un pistolet chargé près de lui. Et, de fait, ses appréhensions n’étaient pas chimériques ; parfois, cependant, il les poussa un peu loin.

Un jour, deux inconnus sont introduits dans son cabinet. Il les salue ; ils lui rendent son salut avec embarras, puis, sans mot dire, échangent entre eux des regards interrogateurs ; ils fouillent dans leurs poches, inquiets, agités. Plus de doute, il est en présence de deux malfaiteurs. Sur une table, à portée de lui, et avec une vigueur que décuplent ses craintes, il saisit des deux mains un énorme livre de caisse, aux coins et au dos garnis de cuivre, et, sans hésiter, le lance à la tête du plus rapproché de ses deux visiteurs, tout en appelant à l’aide. Celui-ci croule sous ce choc inattendu, pendant que son compagnon, épouvanté, cherche à fuir, croyant que le baron est subitement devenu fou. Les laquais accourent, saisissent le fuyard, relèvent l’homme à demi assommé, et on s’explique. Ces inconnus étaient deux banquiers étrangers accrédités près de Rothschild. Intimidés par la présence du grand financier, ne retrouvant pas tout de suite les lettres dont ils étaient porteurs, ils les cherchaient pour les lui remettre. Rothschild s’excusa et s’accusa, s’ingéniant à compenser par une hospitalité cordiale ce que son premier accueil avait eu d’un peu vif.

Il était généreux par accès, mais gâtait souvent par sa manière de donner le mérite de ses bienfaits. La note dominante chez lui était malheureusement le mépris de l’humanité. Trop d’or y amène fatalement.

— Je m’amuse quelquefois, disait-il, à donner une guinée à un pauvre. Rien de drôle comme de voir sa surprise. Presque toujours il croit que je me suis trompé, que je vais lui redemander ma pièce, et il décampe à toutes jambes. Essayez et vous verrez.

Le fait peut être vrai, mais le mot est navrant.

Nathan-Mayer Rothschild mourut, le 28 juillet 1836, à Francfort, où il s’était rendu pour assister au mariage de son fils Lionel avec la fille d’Anselm Rothschild. Son corps, transporté à Londres, fut