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Le débarquement de l’empereur au golfe Juan, sa marche rapide sur Paris, la fuite des Bourbons, déconcertèrent l’Europe et bouleversèrent le marché de Londres. Ce revirement inattendu déjouait toutes les prévisions de Nathan. Dans cette crise, il ne s’en fia qu’à lui-même, et, sans hésiter, partit pour Bruxelles. C’était dans les plaines de la Belgique que devait se livrer le combat suprême ; il suivit l’état-major du duc de Wellington à Waterloo.

Pendant toute cette journée mémorable du 18 juin, il ne quitta pas le terrain, interrogeant anxieusement Pozzo di Borgo, le général Alava, le baron Vincent, le baron Müffling, passant avec eux de la crainte à l’espoir, voyant tout compromis quand Napoléon lançait sur les carrés anglais cette masse de 10,000 cavaliers, les plus aguerris et les plus redoutables de l’Europe, dernier coup de foudre de nos grands combats ; estimant tout perdu quand la garde gravit, l’arme au bras, le ravin du mont Saint-Jean. Sur ce grand tapis vert où se jouaient les destinées de l’Europe se jouait aussi sa ruine ou sa fortune. Son étoile l’emporta ; il vit l’invincible colonne osciller, sous les décharges répétées de 200 pièces d’artillerie, comme un immense serpent frappé à la tête, et sentit tout sauvé quand l’avant-garde de Blücher déboucha des défilés de Saint-Lambert.

Éperonnant son cheval, il regagna Bruxelles l’un des premiers, se jeta dans sa chaise de poste et, le matin du 19 juin, il arrivait à Ostende. La mer était affreuse ; aucun pêcheur ne voulait risquer la traversée. Vainement il offrait 500, 600, 800, 1,000 francs, nul n’osait accepter. Enfin l’un d’eux consentit, moyennant une somme de 2,000 francs que Nathan remit à sa femme, le pauvre diable doutant fort de revenir vivant de son aventure.

Au large, la tempête se calma ; le même soir, il abordait à Douvres. Brisé de fatigue, Nathan-Mayer réussit cependant à se procurer des chevaux de poste. Le lendemain, on le retrouvait à sa place habituelle, accoté à une des colonnes du Stock-Exchange, le visage pâle et défait comme celui d’un homme que vient d’atteindre un coup terrible. Le désarroi et la stupeur régnaient à la Bourse, et l’abattement de Rothschild n’était pour rassurer personne. On l’observait, on échangeait des coups d’œil significatifs, on prévoyait de désastreuses nouvelles. Ne savait-on pas qu’il arrivait du continent et que ses agens vendaient ? Dans la vaste salle silencieuse, secouée par momens de bruyantes clameurs, les spéculateurs erraient comme des âmes en peine, discutant à voix basse l’attitude affaissée du grand financier. Ce fut bien pis quand le bruit courut qu’un ami de Rothschild dit tenir de lui que Blücher, avec ses 117,000 Prussiens, avait essuyé une terrible défaite, le 16 et le 17 juin à Ligny, et