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événemens qui se précipitaient, des changemens que devait amener la chute imminente et prévue de l’empire, ils étaient appelés à jouer un grand rôle dans l’ère nouvelle qui s’annonçait.

Nathan-Mayer avait débuté à Londres comme marchand. Sir Thomas Buxton raconte dans une de ses lettres ce que furent ces débuts : « Nous avons dîné hier, écrit-il, à Ham-House, avec la famille Rothschild. Dîner très gai. Rothschild nous a raconté ses aventures. Il n’y avait pas, me dit-il, place pour nous tous à Francfort. Mon père était banquier et commerçant. Pour moi, je m’occupais spécialement de l’achat et de la revente des articles fabriqués en Angleterre. Un jour, nous reçûmes la visite d’un grand négociant de Londres ; il avait en main le commerce des cotonnades, c’était un gros personnage, et il estimait que nous devions nous tenir très honorés qu’il consentît à nous vendre ses articles. Je ne sais à quel propos il s’offensa d’une remarque que je lui fis, et il refusa tout net de me montrer ses échantillons. Cela se passait un mardi. Je dis à mon père : Soit ; puisqu’il le prend sur ce ton, j’irai moi-même à Londres. Notez que je ne savais pas alors un mot d’anglais. Le jeudi, j’étais en route. A mesure que je me rapprochais de l’Angleterre, je trouvais le prix des cotonnades plus bas. Arrivé à Manchester, je n’hésitai plus ; j’achetai tout ce que je pus et réalisai un beau bénéfice sur ce premier envoi. Puis, je reconnus qu’il y avait un triple profit à faire : sur la matière première d’abord, ensuite sur la teinture et la fabrication. Je proposai à un fabricant de lui fournir la matière première et la teinture ; il se chargerait de la fabrication. Le résultat fut tel que je l’avais prévu. En peu de temps, je triplai mon capital ; les 20,000 livres sterling que j’avais apportées devinrent 60,000 livres sterling. »

Encouragé par ce premier succès, il tenta la fortune au Stock-Exchange. Nouveau-venu, on s’occupa peu de lui, et « les têtes grises des vétérans de la Bourse traitèrent avec quelque dédain le fils du banquier de Francfort ; » mais il conquit rapidement sa place quand on le vit « en cinq années retourner 2,500 fois son capital, » organiser un service spécial de courriers, consacrer des sommes considérables à l’achat de pigeons voyageurs, multiplier les moyens d’informations sûres et promptes. La chute de l’empire et la bataille de Waterloo devaient lui fournir l’occasion décisive d’inaugurer, sur le premier marché du monde, sa suprématie financière.

L’abdication de Napoléon, son départ pour l’île d’Elbe, l’avènement de Louis XVIII et la paix conclue étaient un triomphe pour l’Angleterre. On le tenait pour définitif, écartant toute appréhension fâcheuse, se refusant à croire possible un retour offensif du terrible adversaire. Nathan-Mayer partageait ces appréciations optimistes.