Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/896

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

branlant pont de planches, il arrêta l’âne, reprit sa balle, répondant à son compagnon qui le raillait : « Il arrive parfois des accidens dans des passages comme celui-ci, et comme cette balle contient tout ce que je possède, vous ne me saurez pas mauvais gré d’être prudent. » Bien lui en prit de l’être, car l’âne et son conducteur s’étaient à peine engagés sur le pont qu’il s’effondrait sous leur double poids, les entraînant dans l’abîme.

Mayer-Amschel, son fils, naquit en 1743. Destiné par ses parens à devenir rabbin, il fut envoyé à Fürth pour y suivre un cours de théologie juive, mais la vocation lui faisait défaut. De bonne heure, son goût le portait à collectionner et à trafiquer des vieilles médailles et des anciennes monnaies ; il se lia avec des numismates qui apprécièrent sa sagacité et son jugement, et entra comme employé dans la maison de banque des Oppenheim de Hanovre. Il y resta quelques années, très estimé des chefs de cette maison. Sobre, économe, actif, il mit de côté quelque argent et s’établit pour son compte, achetant et vendant médailles et monnaies, joignant à ce commerce, dans lequel il était passé maître, celui des objets d’art, des métaux précieux, des avances sur dépôts, jusqu’au jour où il put se consacrer exclusivement aux opérations de banque. Le premier emploi qu’il fit de ses gains fut l’achat de la vieille maison de la Judengasse de Francfort, où sa femme, Gudula Schnappe, la mère des Rothschild, l’Hécube des Crésus modernes, habita jusqu’à l’époque de sa mort, en 1849, à l’âge de quatre-vingt-seize ans.

A sa réputation d’habileté, Mayer Amschel joignait celle d’une rare intégrité. L’une et l’autre lui valurent la confiance et la faveur du lieutenant-général baron von Estorff, le confident et l’ami de Guillaume IX, landgrave de Hesse. Calculateur habile, bien que médiocre diplomate, ce souverain excellait dans l’art de tirer bon parti de ses sujets, qu’il embrigadait et dont il louait les services à l’Angleterre, plus riche en or qu’en soldats. Avant lui, son père mettait, en 1775, à la disposition de cette même puissance, 16,800 hommes pour la guerre d’Amérique et réalisait 22 millions de thalers par cette opération lucrative. Guillaume IX l’imita, accumula ainsi une belle fortune, mais s’attira le courroux de Napoléon 1er, qui arrêta net son trafic en confisquant ses états et les incorporant au royaume de Westphalie.

Dans ces momens difficiles, Guillaume IX, sur les conseils de son lieutenant-général, confia sa fortune et ses intérêts à Mayer-Amschel et s’en trouva bien. Une légende souvent répétée veut qu’à cette époque l’honnête juif, comme on appelait Mayer, ait enfoui dans ses caves et dans son jardin les trésors du prince en fuite. Par sa complaisance à laisser piller sa demeure et enlever ce qui lui appartenait, il aurait écarté tout soupçon des richesses qu’elle contenait,