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les attols au sein de l’océan, c’est un monde nouveau qui surgit et affleure.

En moins d’un demi-siècle, il se fait sa place. Des rangs serrés et compacts de sa population, les plus hardis sortent et s’élèvent. En face des vieilles fortunes territoriales qui cessent de s’accroître, grandissent des fortunes nouvelles qui les égalent en attendant de les dépasser.

Si l’ambition est demeurée la même, les temps sont autres, autres aussi les moyens d’action. Il ne s’agit plus de conquérir sur les Saxons, par un hardi coup de main, une île perdue au nord-ouest de l’Europe, de se partager les dépouilles et les terres des vaincus, mais bien de rendre le monde entier tributaire des manufactures et des produits anglais. La voie est ouverte, de hardis pionniers l’ont tracée. A l’étroit sur la terre ferme, ils ont pris la mer et la gardent ; leurs vaisseaux la sillonnent en tous sens, annexant, conquérant sans cesse des terres nouvelles, des îles et des continens, le Canada, les Barbades, l’Australie, les Indes. Leurs cadets de famille ont émigré, colonisé, ouvrant, jusque sur les points les plus reculés, des débouchés et des marchés à l’industrie anglaise. Ils peuvent fabriquer : l’écoulement est assuré, la concurrence nulle. La France s’épuise à conquérir l’Europe, l’Europe à résister à la France. Sur tout le continent, l’ouvrier est soldat, les fabriques se ferment, les usines chôment, sauf chez eux. Vainement Napoléon tente de leur fermer les ports du Nord, de capturer leurs bâtimens de commerce ; ceux qui réussissent à forcer le blocus continental indemnisent, et au-delà, les armateurs anglais des pertes subies. Puis, le reste du monde leur est ouvert. Ils sont seuls à produire, seuls à exporter et à vendre.

Au-delà de l’Atlantique, la république américaine, née d’hier, grandissait cependant. Le premier consul, que sa haine contre l’Angleterre rendait prophète, devinait en elle la rivale de son ennemie. Hors d’état de défendre la Louisiane contre les flottes britanniques, il la vendait pour 75 millions de francs à Jefferson, et répondait à ceux qui blâmaient cette cession : « Elle assure à jamais la puissance maritime des États-Unis. En agissant comme je l’ai fait, j’ai suscité à l’Angleterre une rivale qui, tôt au tard, lui ravira le sceptre des mers et humiliera son orgueil. »

Il disait vrai, voyait juste, mais trop loin. La jeune république était encore trop pauvre et trop faible pour créer et armer une marine. Adams l’avait essayé, Jefferson y renonçait ; sa flotte naissante pouvait à peine tirer vengeance des insultes des pirates barbaresques qui lui enlevaient sa meilleure frégate, la Philadelphia, Il s’estimait heureux, après une descente à Tripoli, de signer la paix.