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ouvriers, qu’une faible portion seule passe à l’étranger, 1 million de livres sterling tout au plus ; que ce million de livres sterling ne donnerait pas 500 francs par an à 50,000 habitans, à peine de quoi ne pas mourir de faim, et qu’il s’agit de faire vivre non pas 50,000 ou 100,000 individus, mais 1 million d’êtres humains, excédent d’une population trop dense, qui s’accroît chaque jour et ne peut émigrer, faute de ressources.

Ce ne sont pas les grandes fortunes territoriales qui ruinent l’Irlande, mais l’équilibre rompu entre la superficie du sol arable et le nombre de ceux qui attendent de lui leur pain de chaque jour. Aussi a-t-on vu les mêmes causes produire en Irlande les mêmes effets qu’aux Indes et en Chine : une population trop dense et trop misérable, décimée en 1835 par la famine et la maladie, perdant en quelques années un quart de son effectif ; les survivans allégés par cette terrible coupe sombre qui faisait brusquement succéder une période d’aisance relative à une inénarrable misère.


III

Dans son remarquable travail sur le Développement de la société politique en Angleterre, M. É. Boutmy nous montre jusqu’en 1750 la population de l’Angleterre à peu près stationnaire et stagnante, gagnant moins de 1 million d’habitans en un demi-siècle « exactement le chétif taux d’accroissement de la France actuelle (1831-1881), » la terre aux mains d’un petit nombre de propriétaires, maîtres du gouvernement, divisés eux-mêmes en « deux coalitions de familles puissantes, qui disposent de plusieurs centaines de sièges parlementaires par le moyen des bourgs de poche et des bourgs pourris. » Ce mécanisme fonctionne comme « une compagnie financière où quelques gros porteurs ont accaparé presque toutes les actions et formé deux syndicats rivaux, qui se font représenter par leurs membres ou par des prête-noms dans l’assemblée générale, — c’est-à-dire la chambre des communes, — dominent ou achètent au besoin le peu d’actionnaires restés indépendans et se disputent le choix des gérans, — c’est-à-dire des ministres. » Contre ces masses organisées et disciplinées, le roi est sans force ; il subit leur influence, obéit à leur action, tout en restant le dépositaire nominal et respecté d’une autorité apparente que nul ne convoite, dont tous ont intérêt à maintenir et à couvrir le prestige. Une oligarchie puissante pouvait seule édifier de toutes pièces ce régime parlementaire que la démocratie devait s’approprier plus tard, sans posséder toutefois la discipline rigoureuse,