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quarante années auparavant, posant sa candidature au siège qu’il occupait encore dans le parlement, pu déclarer à ses électeurs, sans crainte d’être contredit : « Je suis un ouvrier comme vous. Mon père fut aussi pauvre qu’aucun de ceux qui m’écoutent. Ni lui ni moi ne pouvons nous targuer de notre naissance ou de nos alliances. Ce qu’il possédait, il le devait à son labeur. Ce que je possède me vient de lui et de mon propre travail. Je me présente donc à vous comme l’ami d’une classe à laquelle j’appartiens, comme un enfant du peuple. »

En affirmant, ainsi qu’il le faisait dans son discours de Birmingham, que le sol du royaume-uni était aux mains d’un petit nombre de propriétaires, et que ce nombre tendait incessamment à décroître, John Bright avançait un fait dont les économistes et les publicistes anglais, John Stuart Mill, M. Fawcett, Clive Leslie, Thornton et autres, se préoccupaient à juste titre. Toutefois, les élémens précis d’information manquaient, et lord Derby s’inscrivait en faux contre l’assertion de son éloquent collègue, réclamant une enquête à laquelle M. Gladstone, alors chef du gouvernement, prenait l’engagement de faire procéder. Il tint parole, et les résultats en sont consignés dans deux gros volumes que l’on désigne sous le nom de New Doomsday-Book, en souvenir du Livre du jugement, déterminant la répartition faite entre ses adhérens par Guillaume le Conquérant, à la suite de son invasion.

Du dépouillement de cette masse énorme de documens se dégage tout d’abord un fait principal, que M. de Fontpertuis a mis en relief dans son intéressante étude sur la distribution du sol en Angleterre[1], c’est que l’aristocratie territoriale, cette Landed Aristocracy à laquelle Guillaume de Normandie distribua le sol de sa conquête, est encore, après plus de huit cents ans, en possession de ses immenses domaines. Cette aristocratie, qui n’eut de féodal que le nom, n’avait rien de commun avec cette féodalité puissante qui, à certaines heures de notre histoire, faillit étouffer dans sa redoutable étreinte la royauté française. Entre un comte d’Oxford, de Norfolk, de Leicester, et un comte de Flandre, de Toulouse ou de Bourgogne, il y avait la distance qui sépare le vassal, dépendant du suzerain, doté par lui d’apanages multiples sur des points divers d’un territoire relativement restreint, et le maître héréditaire d’une province compacte qu’il administre et gouverne, dont il tire or et soldats, dont il est le chef militaire, le haut justicier. Entre les propriétés du grand seigneur anglais et celles de son voisin, aucune frontière naturelle, fleuve, rivière ou montagne, qui lui permette

  1. Voir l’Économiste français du 9 mars 1878.