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il est très puissant. Leur concours l’aidera même à éluder au besoin les prohibitions légales, ou à obtenir après coup un bill d’indemnité. Le congrès ratifia en bloc tous les actes de Lincoln pendant cinq ans. Plusieurs dans le nombre étaient d’une légalité douteuse ; quelques-uns furent déclarés inconstitutionnels par les tribunaux. Le général Grant fit doubler sa liste civile au mépris de la constitution. Pour s’assurer de la complicité des chambres, il avait eu l’adresse d’arranger les choses de façon que les émolumens parlementaires et les siens fussent augmentés simultanément.

Tout président qui veut conserver sa puissance doit satisfaire d’abord ses adhérens et rester leur serviteur avant d’être celui du pays entier. Il ne peut travailler au bien général que dans la mesure où les exigences de parti le lui permettent. Les préoccupations du salut public ne le dispensent pas de surveiller les petits intérêts de ses électeurs.

Durant la guerre civile de la sécession, les habitans d’une ville du Nord s’étaient divisés en deux camps ennemis au sujet d’une place de directeur des postes que deux candidats se disputaient. Cette querelle de clocher ne s’effaça pas devant le péril national. Tandis que le sang américain coulait sur les champs de bataille où se jouait le sort de l’Union, les politiciens poursuivaient passionnément le siège de la direction des postes. Les députations rivales se succédaient sans cesse à Washington, assaillant de promesses et de menaces les représentais, les sénateurs, le président même, et encombrant les couloirs du Capitole, théâtre ordinaire des intrigues et du marchandage. Deux journaux remplissaient leurs colonnes des péripéties de l’affaire. Survient un vieux juge presbytérien de la ville, qui s’empresse d’aller rendre visite à Lincoln. Il ne peut dissimuler son émotion douloureuse en voyant les traces profondes de fatigue et de tristesse empreintes sur le visage du président. « Dieu est avec nous, dit-il enfin ; la Providence divine a ses desseins sur notre république et la protège d’en haut. Non, le Seigneur ne permettra pas que la cause de l’esclavage triomphe. — Eh ! vous n’y êtes nullement, mon cher juge, répond Lincoln ; ce n’est pas la guerre civile qui me tue, c’est votre maudit bureau de poste. »

Cherche-t-il à faire prévaloir une politique moins exclusive, le président se condamne d’avance à perdre presque toute autorité. Suspect au parti adverse, rejeté comme traître par le sien, il ne sait plus où prendre son point d’appui. Le gouvernement tombe dans l’impuissance et la confusion. Ces conséquences, toujours fâcheuses, s’aggravent en temps de crise. Johnson apprit à ses