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famille, — et s’avança : « Que me voulez-vous, Guitaut ? — Ce que je vous veux, monsieur ! j’ai l’ordre de vous arrêter avec le prince de Conti et M. de Longueville. — Quoi ! monsieur de Guitaut, vous m’arrêtez ! » Et après avoir un peu rêvé : « Au nom de Dieu, retournez auprès de la Reine ; je la supplie que je puisse lui parler ! »

Personne n’avait entendu. Condé se rapprocha du groupe des conseillers ; il avait le visage un peu ému : « Eh bien ! mes frères, nous sommes arrêtés ; moi qui ai toujours si fidèlement servi le Roi et qui me croyais assuré de l’amitié de M. le cardinal ! — C’est une plaisanterie ! s’écria le chancelier. — Dans ce cas, faites qu’elle dure le moins possible. » Le chancelier sortit pour aller trouver la Reine ; Servien le suivit ; ils ne revinrent pas ; mais Guitaut reparut : « La Reine m’a commandé d’exécuter ses ordres. » Condé avait retrouvé tout son sang-froid, parlait librement de choses indifférentes. « Soit ! fit-il, mais où me conduirez-vous ? Je vous prie que ce soit dans un endroit chaud. »

Comminges, neveu de Guitaut et son lieutenant, montra le chemin, ouvrit une porte dérobée ; douze gardes, carabine à la main, attendaient sur le palier d’un escalier de dégagement. Le souvenir des états de Blois traversa l’esprit de Condé ; il fixa Comminges : « Vous êtes gentilhomme ; que veut dire ceci ? — Sur mon honneur, monsieur, il ne s’agit que du bois de Vincennes. »

On traversa le jardin. M. de Longueville, « ayant mal à une jambe et ne trouvant pas agréable de s’en servir en cette occasion, » marchait lentement, soutenu par deux hommes. Six heures venaient de sonner ; la porte de la rue était gardée par les gendarmes du roi ; à la lueur des torches, Condé reconnaît les cavaliers qui chargeaient à côté de lui le 20 août 1648. Il les regarde, s’arrête : « Ce n’est pas ici la bataille de Lens ! » s’écrie-t-il. Nul écho ne répond ; appuyés sur leurs armes, les soldats baissent les yeux. « Allons ! » et M. le Prince monte dans le carrosse qui l’attendait. A la porte Richelieu, Miossens prit l’escorte avec les compagnies que Condé lui-même avait fait placer au marché aux chevaux.

Cette voiture sortant de Paris au galop, entourée de mousquetaires et de gendarmes, fut remarquée ; des faubourgs on signala son passage. Le bruit se répandit que M. de Beaufort était reconduit au bois de Vincennes. Les rues se remplirent de monde ; les chaînes furent tendues ; Paris semblait prêt à prendre les armes. Quand on sut que c’était le vainqueur de Rocroy, Fribourg, Norlingue et Lens qui allait en prison, la colère se changea en allégresse ; la ville fut couverte de feux de joie[1].

  1. On les ralluma un an plus tard quand Condé fut remis en liberté.