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l’histoire littéraire, un peu plus d’indépendance enfin à l’égard des opinions consacrées ; et, nous-même, dans cette Revue, nous avons assez souvent discuté ou contredit ses jugemens pour n’éprouver aucun embarras à préciser ainsi l’origine de nos dissentimens. Dans un temps où la critique et l’histoire, en raison à la fois de l’étendue de notre littérature et du nombre des commentateurs qui l’ont eux-mêmes encore accrue, demandent, comme l’on dit, tout un homme, la critique littéraire, M. Caro l’avouait de bonne grâce, n’était pour lui qu’un « repos dans la suite de son travail accoutumé, » le délassement eu la distraction d’occupations plus graves. La prenait-il quelquefois plus à cœur, c’est qu’alors la question passait la littérature, telle du moins qu’il l’entendait, et touchait à d’autres problèmes que celui des trois unités ou du rythme de l’alexandrin. Parmi tant de grands écrivains, prosateurs ou poètes, que la critique ne se lasse pas d’étudier, et dont on a toujours quelque chose de personnel à dire, sinon de neuf, je ne me rappelle guère qu’André Chénier qui l’ait une fois attiré. Mais quand il étudiait ici-même la Justice, de M. Sully- Prudhomme, ou les poésies de Mme Ackermann, ou celles encore de Leopardi, c’est qu’il s’y trouvait, par-delà les beaux vers, si je puis ainsi dire, en présence de l’évolutionisme ou du pessimisme ; — et, bien plus encore que littéraire, la question était devenue pour lui philosophique et morale.

Je dis philosophique et morale, ou morale et philosophique, parce que non plus que lui je ne saurais séparer ces deux mots, ni distinguer ce qu’ils représentent ; et c’est ici le commencement de sa véritable originalité. Passionnément curieux et admirablement informé des doctrines de la métaphysique, très attentif à leurs moindres révolutions, et souvent beaucoup plus habile à les exposer que leurs propres auteurs, M. Caro n’a jamais cru que la métaphysique, ayant d’ailleurs beaucoup d’intérêt par elle-même, et des séductions très puissantes, fût cependant à elle-même son objet et sa fin. Oserai-je faire observer que ni Malebranche, ni Spinoza, ni Kant ne l’ont cru davantage, c’est-à-dire les trois plus hardis et plus profonds métaphysiciens qu’il y ait dans l’histoire de philosophie moderne ? Et, en vérité, si nos philosophes étaient sages, ou seulement un peu perspicaces, ne verraient-ils pas bien venir le temps, assez prochain peut-être, où de certains problèmes, qu’ils agitent furieusement entre eux, ne paraîtront guère moins vains, ni moins baroques, pour dire le vrai mot, que ces questions hibernoises qui défrayaient jadis les disputes dans la rue du Fouarre : « Utrum, une idée Platonique, voltigeant dextrement sur l’orifice du chaos, pourrait chasser les escadrons des atomes Démocritiques ? » Mais M. Caro a toujours pensé que la métaphysique ne saurait se détacher des inquiétudes éternellement humaines qui lui ont donné naissance, que le grand mystère y serait toujours celui de notre destinée, que toutes les autres questions n’importaient, n’avaient