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petite couronne, à détrôner ses cousins, et personne ne s’entendait comme lui à présenter des actes de force comme des décrets de la souveraine Providence. En 1866, M. de Bismarck dut se donner beaucoup de mal pour modérer ses dévorans appétits. L’annexion du Hanovre, de la Hesse ne lui suffisait pas ; il ne pouvait se consoler de ne rien prendre à l’Autriche. Son ministre ne lui faisait pas des leçons de morale, mais lui alléguait de hautes convenances politiques ; il finit par céder, par lâcher le morceau, et, cette fois, il lui en coûta des larmes.

Il a su pourtant se donner devant le monde les apparences de la modération, l’attitude du juste qui n’a jamais convoité le bien d’autrui et qui passe sa vie à remplir de pénibles devoirs. On croyait à sa bonhomie, il y croyait lui-même ; il était toujours en paix avec sa conscience, qui ne lui reprochait rien. Il n’aurait eu garde d’adresser à son successeur le discours que Shakspeare a mis dans la bouche de Henry IV d’Angleterre : « Le ciel sait, mon fils, par quelles voies détournées, par quels obliques et tortueux sentiers, je suis parvenu à cette couronne ; elle descendra sur ta tête, plus paisible, mieux affermie, car les reproches que m’a coûtés sa conquête vont s’ensevelir avec moi dans la terre. Elle n’a paru en moi qu’un honneur arraché d’une main violente ; tu recevras et porteras le diadème en vertu d’un droit héréditaire. » L’empereur Guillaume se regardait comme le successeur très légitime des princes qu’il avait dépouillés, et leurs réclamations ne l’ont jamais gêné. Sa conscience était aussi souple que son esprit était dur et résistant.

Son fils s’est toujours distingué de lui par une générosité d’esprit et de cœur qui est rare chez les Hohenzollern, et qu’il a héritée de sa mère. Quiconque l’a approché a senti qu’il y avait dans ce prince quelque chose qu’on ne s’attend pas à trouver dans la famille de Prusse. Un voyageur, qui avait eu l’honneur de le voir à Potsdam en 1869, écrivait dans son journal : « Ce futur roi est un homme moderne. Si bon soldat qu’il soit, c’est un civilisé qui comprend que la paix a ses gloires, et qu’un souverain qui protège l’industrie, les arts, les sciences, est un aussi grand roi que celui qui a toujours l’épée à la main. Quand il sera sur le trône, il saura faire à la raison d’état les sacrifices nécessaires, mais il ne lui sacrifiera pas tout. Il est humain ; il se piquera de vivre en de bons termes avec son peuple, de lui alléger son fardeau, de lui rendre son maître agréable. Il ne souffrira pas qu’on attente aux droits de la couronne, mais il se pliera sans peine aux exigences du régime constitutionnel ; il tiendra grand compte de l’opinion publique, il aimera mieux persuader que commander, il préférera les accommodemens, les transactions aux procès. La triste politique ne sera pas sa seule règle de conduite ; il sera capable d’agir quelquefois par sentiment, mais il s’attirera par là plus d’un chagrin. A Berlin, on le