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mesure convenait beaucoup mieux à des gens éprouvés par de continuelles immersions et chez qui il fallait prolonger d’heure en heure toute la résistance physique possible. Au salon, l’abstinence était presque totale, et, dans un cadre fantastique, des livres, des papiers, des chaises brisées, jonchaient le tapis gonflé d’eau et roulaient d’un bord à l’autre.

Satan, le pauvre chien, d’habitude si joyeux sur le pont, est là tout anxieux, agité, se garant tant bien que mal ; cramponné, fléchissant quand le sol manque sous ses pieds, il court à l’échelle pour s’échapper au hasard, mais revient terrifié du vacarme extérieur. Haletant et gémissant, il ne sait plus quoi fuir, entre l’eau qui ruisselle du plafond et celle qui rôde par terre. Son corps tremble, ses dents claquent. Il lui faudra deux jours pour retrouver son calme, et, la semaine suivante, il sera épileptique.

La nuit, le tableau change seulement dans ses teintes et ses ombres, quand on fixe contre un meuble, prêts à paraître au dehors, si quelque navire se montrait, les fanaux de position rouge et vert, qui ne pourraient tenir dans leur poste habituel. Mais avec un temps pareil, qui réduit les navires presque à l’impuissance, des manœuvres pour éviter une collision seraient fort scabreuses. Vers minuit seulement, une amélioration perceptible du temps ramène chez nous l’espoir de parer un désastre devenu pendant quelques heures imminent. Toutefois, cette lueur, vite maîtresse de notre âme, apparaissait derrière un voile toujours bien sombre et chargé d’incertitude, car une mer aussi furieuse ne tomberait que lentement. Au petit jour, en effet, des lames redoutables étalaient encore sur une mer affreuse leurs nappes éclatantes, qui naguère prenaient à mes yeux l’aspect de linceuls.

Mais une aube nouvelle, même douteuse et triste comme le fut pour nous celle du 24 août, répand sur les anxiétés du cœur une rosée fortifiante qui cache des promesses, et déjà la nuit s’éloigne, emportant dans ses ombres mystérieuses ce qu’il y avait de plus cruel dans les menaces de la nature. Pour ceux des êtres que la lumière vivifie, le retour du soleil ouvre des sources d’énergie ; c’est un appel à des efforts nouveaux dans la lutte pour l’existence. Aussi, quand le marin pressent la fin d’une nuit violente qui semblait devoir être un tombeau à jamais fermé, il tourne sans cesse vers l’orient son visage émacié par les veilles.

D’après la théorie des cyclones, l’Hirondelle, maintenant écartée du centre et hors de son parcours, devait prendre le vent arrière, qui de plus favorisait sa route ; mais l’évolution nécessaire pour venir à cette allure forçait le navire de présenter un moment son travers aux lames, dont beaucoup pouvaient encore ainsi lui être