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A huit heures, le quart change, et six hommes apparaissent sous le panneau de l’échelle arrière, qui s’ouvre un instant pour eux. Dans leurs grosses bottes, leurs vêtemens cirés, les braves gens, raides et lourds, sont tous pareils, à peine reconnaissables. Ils gagnent comme ils peuvent, dans l’eau jusqu’à mi-jambe, glissant au roulis, se retenant au hasard dans l’obscurité, les postes qu’il faut servir. On échange deux mots, presque rien, et les hommes relevés s’en vont à leur tour, ruisselant d’eau, chercher un sommeil douteux que l’ébranlement du navire troublera sans cesse ; mais il faut quand même reposer le corps et l’esprit, qui, dans quatre heures, remonteront sur la brèche.

L’intérieur de la goélette, toujours si riant et si clair, offre aujourd’hui des scènes étranges d’un pittoresque lugubre. Vraiment, si la mort nous prend cette fois, rendons lui justice : au dedans comme au dehors du navire, elle fait grandement les choses, et prépare un théâtre qui n’est point vulgaire.

A la lueur de fanaux, puisque les claire-voies sont condamnées par des toiles et des planches, le pont d’abord fatigué, plus tard disjoint, laisse passer une inondation continue qui devient déluge à chaque nouveau coup de mer. Le bruit des cascades intérieures, le clapotage des eaux qui roulent sur nos têtes, l’éclat sourd des lames qui battent la coque extérieurement, se réunissent en une clameur confuse qui voudrait prédire la noyade prochaine.

Tout près de l’échelle arrière, au milieu d’outils préparés en cas d’avarie, un homme accroupi somnole insouciant : trente années de mer l’ont blasé. Il va tranquillement où on lui commande, exécuter le nécessaire, en dépit des lames, du vent, du péril, et rentre dans son coin, après avoir jeté sur la mer un coup d’œil vexé : dame, on ne pourra pas de sitôt crocher son hamac ! Puis il se met à fourbir les outils qu’il vient de mouiller ; simple besoin de tuer le temps.

Un autre, un « terrien » celui-là, mais qui s’était vite formé en si bonne compagnie, voit bien qu’il y a du nouveau : de toute la journée on n’a point mis le couvert, et, la nuit venue, personne ne se couche ! Fi du désœuvrement, pense-t-il, en ouvrant la cambuse, son domaine, où il se met à casser du sucre et préparer des rations ; autant de fait pour demain !

Nos repas, bien sûr, ne dérangèrent pas l’harmonie répandue sur les événemens de cette journée : la tension nerveuse aidant, nous étions rassasiés d’un rien ; le fourneau, d’ailleurs, ne marchait plus. On essaya pourtant, vers le soir, de cuisiner quelque chose, et dans le poste des marins, vaguement éclairé, des groupes accroupis oscillèrent devant les gamelles, sans pouvoir toujours les soustraire à l’envahissement des eaux. Mais un cordial distribué avec