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qui, prêtant au monde extérieur la vie active de leurs esprits, verront toujours nager de blancs corps de femmes dans les écumes soulevées de l’Océan, et tourbillonner les fantômes du passé ou de l’avenir dans les déroulemens incessans des nuées mystérieuses. Les artistes de cette espèce, que la réalité oppresse et qui aspirent à s’en délivrer, sont exposés, comme le fabuleux Icare, à se brûler plus d’une fois les ailes au soleil trop ardent de l’idéal ; mais ils ne meurent point de leurs chutes, et il suffit d’une seule traversée plus hardiment et plus heureusement accomplie pour les payer de toutes leurs déceptions antérieures et leur assurer une gloire durable. Le plus grand péril qu’ils courent, comme tous les esprits ouverts et d’une culture variée, c’est de se méprendre sur la portée des ressources matérielles dont le peintre dispose, c’est de confondre les moyens employés par les poètes de la plume, dont les vers les inspirent, avec les moyens que peut mettre en œuvre le poète du pinceau. On ne voudrait pas jurer que M. Maignan ne se soit quelque peu laissé aller à cette confusion en prenant pour sujet de sa toile, l’une des plus grandes et aussi l’une des plus estimables du Salon, les Voix du tocsin. La représentation d’un son par une forme présente des difficultés de toute espèce, si même elle n’est pas absolument impossible. Lorsqu’un peintre ou un sculpteur met en scène un chanteur ou un musicien, il n’a point d’ordinaire la prétention de nous faire entendre les sons émis par eux, mais seulement de nous montrer l’être intelligent et sensible qui les émet. Les jeunes gens qui vocalisent dans les bas-reliefs de Luca della Robbia modulent assurément des notes graves de plain-chant, et le rythme dont s’accompagne en souriant le Chanteur florentin de M. Paul Dubois est sans nul doute un rythme amoureux ; mais qui pourrait donner le numéro du psaume qu’ils entonnent, ou répéter les vers de la sérénade qu’il murmure ? Au contraire, chez M. Maignan, ce sont les sons eux-mêmes, les sons douloureux et sombres, lancés dans la nuit par une gigantesque cloche, qui doivent être personnifiés par un essaim de grandes figures nues s’échappant de cette gueule béante et se répandant, par groupes agités, dans l’espace. Victor Hugo a souvent évoqué des images de ce genre, notamment dans la Cloche, et dans le délicieux impromptu écrit Sur une vitre flamande, en écoutant le carillon de Malines :


Le carillon, c’est l’heure inattendue et folle
Que l’œil croit voir, vêtue en danseuse espagnole,
Apparaître soudain par le trou vif et clair
Que ferait en s’ouvrant une porte de l’air.


Mais Victor Hugo se servait de l’instrument littéraire, instrument plus souple et plus varié, qui peut toujours accompagner une