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Philosophie hautaine qui conduit à n’avoir plus d’intérêts communs avec ses concitoyens, c’est-à-dire à n’avoir plus de patrie ; qui, oubliant les joies de la paternité, par le sans colère des amours équivoques du Phèdre et du Banquet[1] qui, enfin, à force d’élever l’âme au-dessus des réalités passagères, sacrifie une partie de la nature humaine, celle où résident les pures voluptés que donnent la poésie et l’art. Pour celui qui étudie les transformations de la pensée, Platon est un puissant initiateur. Pour l’historien qui s’attache au destin de la cité, surtout quand cette cité s’appelle Athènes, l’indifférence de ces philosophes, dont l’esprit est toujours tendu au sublime, et qui passent au milieu des hommes comme s’ils ne les voyaient pas, lui semble une désertion de devoirs impérieux. Aussi ne s’étonne-t-il pas qu’ils écrivent, lorsqu’ils s’abaissent aux choses de la terre, de si étranges choses sur l’organisation des états, et il ne reproche pas bien vivement à Isocrate d’avoir tourné en dérision « les républiques écloses dans le cerveau des philosophes. »

Platon a dit dans sa Politique que, pour être heureux, les peuples devraient être gouvernés par des philosophes; ce mot rend bien l’esprit théocratique des hommes qui avaient remplacé, pour la Grèce, les castes sacerdotales de l’Orient. Mais Rousseau nous a montré que cette prétention n’est pas plus justifiée aujourd’hui qu’il y a vingt-trois siècles. La politique étant la science du relatif, non celle de l’absolu, et sa méthode, l’observation des faits sous la règle suprême de la justice, se combine mal avec les conceptions a priori qui font l’utopiste ou le sectaire. À notre tour, il faut traiter Platon comme lui-même traita Homère : le couronner de fleurs, répandre les parfums sur sa tête et le conduire hors de la cité dont il ne comprend pas les conditions d’existence. Un communisme idéalisé, un despotisme légal et vertueux, une théocratie philosophique, bien que ces mots jurent à côté l’un de l’autre, et les aberrations les plus étranges, parce qu’il confond l’état et la famille, voilà, en politique sociale, le dernier mot de l’homme qui fonda pourtant la philosophie spiritualiste et du théologien qui mérita l’admiration des pères de l’église.

  1. Mais il faut ajouter que, dans ces deux dialogues, Platon élève bien au-dessus de l’amour vulgaire la passion qu’il faut avoir pour la beauté idéale, laquelle est en Dieu. La contemplation de la beauté éternelle est la conclusion du Banquet. Au VIIe livre des Lois, le dernier de ses écrits, il condamne énergiquement ce qu’on a appelé le vice grec, si commun dans les villes helléniques que la loi de Gortyne édicté la même peine contre la violence, quel que soit le sexe de la victime.