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manière de la défendre. Il a eu un certain nombre de principes qu’il tenait ferme et qu’il soignait avec amour ; mais ce n’étaient pas des sentimens puissans et profonds, c’étaient des armes défensives.


V

Il les a soutenus avec éclat. C’était un écrivain très distingué, au premier rang après les plus grands. Sa clarté est souveraine. Il n’y a pas dans Voltaire une discussion plus nette, plus serrée et en même temps plus limpide que l’Entretien d’un électeur avec lui-même. C’est la pensée pure, sans aucun de ces voiles qui veulent se faire prendre pour des vêtemens. C’est un style sincère, ce qui tient à ce que Constant, parmi tous les mensonges du cœur, a gardé la sincérité de l’esprit. Son Adolphe, dans sa manière courte, dans sa démarche sûre, avec son geste précis et un peu dur, est le modèle même du style du romancier moraliste. On n’y souhaite point plus de grâces ; elles ressembleraient à des faiblesses. Peut-être je ne sais quoi de puissant se laisse désirer dans tout cela. De Maistre, qui avait le mot vif et une certaine verdeur à l’occasion, dit quelque part : « M. de Rebecque paraît manquer de virilité, du moins dans ses livres. » Il manque de cette force oratoire, entraînante et impérieuse, maîtrisante et qui serre la gorge de l’adversaire, que M. de Maistre connaissait bien ; mais il excelle à envelopper l’ennemi dans un réseau serré, aux mailles souples, et dont il tient l’attache avec vigueur. C’est le rétiaire de la polémique. Il a peu connu l’ampleur, l’harmonie et surtout le nombre. Son imagination, car il en a, était embarrassée à trouver sa forme. La « nuit » d’Adolphe que j’ai citée plus haut est admirable de profondeur de sentiment, admirable à nous montrer les passions de l’âme s’associant aux harmonies de la nature, ou plutôt les créant, se répandant sur le monde extérieur et en recevant, agrandi et renforcé, ce qu’elles y ont mis, et c’est là justement le propre de l’imagination ; mais relisez cette belle page : des phrases courtes, des notations brèves et sèches, des traits déliés et un peu maigres, c’est l’expression que trouve l’auteur pour rendre, et il les rend, mais sans les peindre, la sérénité de la nature, le repos, le silence vaste, la lassitude douce et résignée des choses. Le vers de Vigny. « Les grands pays muets devant nous s’étendront, » murmure vaguement dans le souvenir ; Constant ne sait pas en donner l’équivalent. Il saura trouver des images neuves et fortes, ou plutôt il aura des visions comme celle-ci : «… Cette inévitable vieillesse, qui, semblable aux magiciens dont les fictions de l’Orient nous parlent, s’assied dans les ténèbres à l’extrémité de notre carrière, fixant sur nous des yeux immobiles et perçans, qui nous attirent vers elle, malgré nos efforts, par je ne sais quel pouvoir occulte. »