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vous n’adorez que votre pensée. Votre religion est un fétichisme intérieur, une génuflexion devant les pénates de votre âme. — Et peut-être cette remarque va-t-elle plus loin qu’une épigramme ; peut-être est-ce la destinée de l’humanité de commencer par les religions individuelles et de finir par y retourner, de commencer par l’individu adorant un amulette, et de finir par l’individu s’adorant lui-même, comme elles commencent par l’individu isolé dans sa faiblesse, et finissent par l’individu isolé dans sa force et dans son orgueil ; et entre les deux extrêmes se placeraient toutes les façons que les hommes ont inventées de s’unir, de s’organiser, de s’appuyer les uns contre les autres : tribu, patrie, état, associations au sein de l’état, associations au-delà des limites de l’état ; religion de tribu, religion d’état, religion d’église, religion d’église universelle.

C’est qu’une religion, au sens précis du mot, n’est rien qu’une communion des hommes dans une pensée générale. Joubert disait : « Une conscience à soi, une morale à soi, une religion à soi ! Ces choses, par leur nature, ne peuvent pas être privées. » Et elles ne l’ont jamais été, parce que l’homme, l’Homme avec une majuscule, que le XVIIIe siècle a si bien connu, n’a jamais existé ; mais qu’il n’a existé que des hommes, forcés pour vivre chacun de s’associer à la vie des autres, de telle et telle manière. Une de ces manières a été la religion. La religion, en son fond, est le besoin que j’ai de penser et de sentir à l’unisson d’un certain nombre de mes semblables, d’avoir une âme commune avec eux, de vivre de leur pensée et d’avoir une pensée assez pure aussi et désintéressée pour qu’ils en vivent. Quand je fais une citation de Joubert, je fais un acte religieux élémentaire. En un mot, religion est association spirituelle. Quelquefois cette association se confond avec l’association politique ; alors elle est religion d’état. Quelquefois elle s’en distingue ; alors elle est une aristocratie ; elle est un de ces groupemens sociaux au sein de la nation, dont j’ai dit qu’ils étaient des élémens aristocratiques. Elle en a tous les caractères ; elle ramasse les individus isolés dans une pensée, dans une doctrine, dans un dessein, dans une tradition ; elle devient une cohésion de forces, puis un aménagement bien ordonné de forces, c’est-à-dire un organisme ; elle prend une fonction, elle se crée un droit par l’exercice de cette fonction ; elle est un corps de l’état. Mais, dès lors, que voulez-vous que Constant y comprenne, lui qui n’admet pas d’aristocratie, et que toute absorption de l’individu dans quelque chose, ou même toute attache de l’individu à quoi que ce soit, importune ? Il admettrait plus volontiers la religion d’état, car s’il aime peu l’état, il le comprend du moins ; et nous avons vu