Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/638

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Une religion dont chacun soit le maître, le juge et l’arbitre, voilà la religion de Constant. Une religion organisée commandant en haut, obéie en bas, voilà ce qu’il repousse. La religion n’est pour lui qu’une forme de la liberté individuelle.

Il est très logique en cela et d’accord avec lui-même ; il est bien en doctrine religieuse ce qu’il est en politique, et, notons-le, même en morale. En morale, il avait une espèce d’horreur pour les maximes, les axiomes, les formules toutes faites, qui sont une espèce d’impôt mis par la conscience commune sur les consciences individuelles : « Je ne sais pas pourquoi cette morale, qui, résultant des émotions naturelles, influe sur la teneur générale de la vie, paraît déplaire à beaucoup de gens. Serait-ce parce qu’elle modifie nécessairement notre conduite, au lieu que les axiomes directs restent pour ainsi dire dans leurs niches, comme ces pagodes de l’Inde que leurs adorateurs saluent de loin sans en approcher jamais ? .. Les maximes précises n’obligent qu’à les répéter. » Même dans Adolphe, il disait déjà : «… Se défier de ces axiomes généraux si exempts de toute restriction… Les sots font de leur morale une masse compacte pour qu’elle se mêle le moins possible avec leurs actions, et les laisse libres dans tous les détails. » Le moins de communauté possible, et surtout le moins possible de droits laissés à la communauté : en morale, l’avertissement intérieur ; en politique, le droit personnel ; en religion, celle que chacun se fait, voilà le penchant invincible de Constant. Cette religion domestique et intime, c’est ce qu’il appelle le sentiment religieux, et c’est ce qu’il oppose sans cesse à la « religion formelle, » c’est-à-dire organisée et légiférante, ou « religion sacerdotale. »

Et, là-dessus, il se donne carrière. Tout est bon dans le « sentiment religieux, » tout est atroce dans la religion devenue gouvernement ; la religion personnelle n’inspire que de bonnes pratiques, la religion publique mène à tous les crimes. Comment le prouver historiquement ? Le moyen est simple, et on le prévoit. Dans tout ce que les idées religieuses ont inspiré aux hommes, tout ce qu’il juge bon, Constant l’attribuera au sentiment religieux ; tout ce qu’il condamne, il l’attribuera à la religion légiférante. La méthode est aisée. Le sentiment religieux a créé les bonnes mœurs, la religion formelle a inspiré « la Saint-Barthélémy et les bourreaux des Dragonnades. » Je voudrais bien qu’on me prouvât qu’il n’entrait pas un atome de sentiment religieux dans la fureur des assassins de la Saint-Barthélémy, et qu’ils étaient fanatiques par simple obéissance. L’homme religieux est bon, mais il devient méchant dès qu’il s’associe avec d’autres hommes dans une commune pensée religieuse ; telle est au fond la doctrine de Constant. C’est étrange en soi, et, de plus, c’est très difficile à démontrer ; car il faudrait nous trouver