Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/637

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voyant. Et maintenant j’ai assez indiqué ce qu’il a eu le tort de ne point dire pour qu’il soit temps de dire ce qu’il a fait.

Il a fait, avec beaucoup de recherches, beaucoup de savoir et beaucoup d’idées, une œuvre de libéralisme négatif et de protestantisme étroit. Il a essayé de prouver la supériorité des religions non sacerdotales sur les religions sacerdotales ; et il n’est si grande idée philosophique ou si bel aperçu historique qu’il ne ramène soigneusement à ces mesquines proportions ; l’étude de philosophie religieuse se réduit et s’abaisse, à toutes les fins de chapitres, à un livre de polémique. La cause en est au temps : ce livre, conçu vers 1800, a été exécuté sous la restauration et avec un secret dessein de répondre « à l’ouvrage absurde » de Chateaubriand ; la cause en est aussi en Benjamin Constant lui-même, en son individualisme jaloux et inquiet. Il n’aime pas l’état, il s’en défie ; toute force séparatiste lui paraît une garantie possible de la liberté individuelle ; or il s’est aperçu que la religion est une force séparatiste, qu’elle est un des sanctuaires où l’homme se retire, un des camps où il se retranche contre l’omnipotence de l’état ; qu’elle est une « place de sûreté, » et il n’a voulu voir que cela dans la religion. Sa philosophie religieuse est étroitement unie à sa politique, à ce point que je ne sais laquelle des deux est née de l’autre. Il lit avec plaisir dans Origène que les lois ne sont pas sacrées quand elles vont contre les vérités de conscience : « Il n’est pas criminel de se réunir en faveur de la vérité quand même les lois extérieures (sociales) le défendent ; ceux-là ne pèchent point qui se coalisent pour la perte d’un tyran. » On le voit dans ses discussions religieuses poursuivi par des idées politiques et appuyant ses idées sur la religion par des argumens tirés d’un autre arsenal. Quand Lamennais en appelle à la « raison humaine » contre les opinions particulières, il ne veut voir là qu’une doctrine empruntée au Contrat social : « Il en est de la raison infaillible du genre humain comme de la souveraineté illimitée du peuple. Les uns ont cru qu’il devait y avoir quelque part une raison infaillible ; .. les autres qu’il devait y avoir une souveraineté illimitée. De là, dans un cas, l’intolérance et toutes les horreurs des persécutions religieuses ; dans l’autre, les lois tyranniques et tous les excès des fureurs populaires. Au nom de la raison infaillible, on a livré les chrétiens aux bêtes, et au nom de la souveraineté illimitée, on a dressé les échafauds. » Là est le fond des idées de Constant ; il est pour tout ce qui affranchit ; or la religion peut être une forme d’affranchissement ; elle peut dresser un autel contre un Palatin. A une condition cependant, c’est qu’elle ne soit pas un Vatican ; c’est qu’elle ne soit pas elle-même une société organisée pour l’obéissance, un empire, une loi et une hiérarchie ; c’est qu’elle soit un droit personnel et non une loi générale et un gouvernement.