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des formes de l’instinct religieux parmi les hommes. C’est d’abord le fétichisme, la croyance à un être mystérieux, voisin de nous, qui nous protège, si nous l’honorons, contre les forces monstrueuses et capricieuses de la nature ; — puis c’est le polythéisme, l’adoration des forces de la nature elles-mêmes, vite personnifiées, et sollicitées et craintes comme des êtres puissans, malicieux et pitoyables ; — mais ces êtres sont encore isolés, sauvages, sans formes très précises et sans lien entre eux ; bientôt ils deviennent des hommes comme nous, plus forts que nous, mais avec toutes nos passions et toutes nos idées ; — et, peu à peu, la morale s’insinue et s’infiltre dans la religion ; les dieux deviennent moins hommes, ils apparaissent davantage comme des législateurs moraux, rémunérateurs et vengeurs de la justice ; — et ce rôle nouveau les efface en les absorbant ; ils perdent leur personnalité avec leurs passions ; ils deviennent de purs esprits, assez indistincts, par cela même, les uns des autres, — capables désormais de se réunir facilement en un seul, et, forces devenues personnes, personnes devenues vertus, vertus devenues lois morales, vont se ramasser et se condenser dans une idée pure. — Mais. sous chaque forme nouvelle de l’instinct religieux, les formes précédentes restent encore, et il y a du fétichisme sous le polythéisme établi, et de l’adoration des forces naturelles sous l’anthropomorphisme officiel, en telle sorte que le païen ne sait pas si Posidôn est un roi de la mer ou la mer elle-même, et de l’anthropomorphisme sous le polythéisme épuré, et toutes les manières d’adorer précédentes, et toutes les manières d’adorer connues, même sous le monothéisme triomphant.

Voilà un système qui se tient, qui explique beaucoup de choses, qui ne laisse pas de sembler juste en ses lignes générales, et qui n’est même pas trop contrarie, on le sait, par les études les plus récentes et les plus solides sur les peuples les plus anciennement monothéistes. C’était, au temps où Constant écrivait, une idée neuve en France, et même partout, que cette observation que c’est la morale qui a exténué le polythéisme en l’épurant, que tout ce qui faisait honorer les dieux davantage les détruisait en leurs personnes, que les imaginer plus irréprochables menait à ne plus les apercevoir, et que les sanctifier était le contraire de les vivifier. Elle va très loin, cette remarque, et l’on s’étonne que Constant, si jalousement soigneux, ailleurs, de montrer qu’il y a un abîme entre le christianisme et le paganisme, ce qu’on n’aura jamais assez dit, n’ait pas vu que cet abîme, il est là. Le christianisme suit, en son histoire, un ordre précisément inverse de celui du paganisme ; dans le paganisme, c’est la religion qui précède la morale ; dans le christianisme, c’est la morale qui précède la religion. Le christianisme, c’est le Sermon sur la montagne, c’est une grande leçon de