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persistance du sentiment religieux au cœur de l’homme, et cette propriété qu’il a de se fortifier, à un moment donné, de ce qui semblait le devoir détruire : « Le scepticisme désarme l’incrédule comme l’homme religieux. Quand la tendance de l’esprit humain est à l’incrédulité, c’est l’incrédulité que le scepticisme favorise ; mais quand cette tendance est à la religion, il prête à la religion des armes contre le raisonnement… Du temps de Carnéade, le scepticisme était un motif pour tout nier ; deux siècles plus tard, c’était une raison pour tout croire. » — Il n’y a rien de plus juste que cette observation faite en courant que les doctrines philosophiques, les théories d’émancipation religieuse, se croient démocratiques en ce qu’elles tâchent à secouer un joug, et sont aristocratiques par excellence en ce qu’elles séparent l’élite raisonnante de la foule crédule, jusqu’au moment où elles ont creusé entre elles un fossé infranchissable ; sans compter qu’il faudrait aller plus loin pour arriver à la même conclusion en sens inverse, et dire que le philosophisme sépare l’élite de la foule jusqu’au moment où le peuple, pour singer l’élite, affecte de ne plus croire, et où l’élite, pour continuer à se distinguer de la foule, en revient à feindre la foi, auquel cas le fossé est plus profond qu’avant. — Constant excelle (en sa qualité de moraliste sociologue) à bien saisir et à bien relever les momens de crise religieuse dans le développement des sociétés. On a mieux fait depuis, et ici même, l’histoire de la renaissance religieuse qui s’est produite au premier siècle de l’empire romain ; lui, du moins, l’a très bien vue, la caractérise très nettement, sent à la fois ce qu’elle a de profond, le besoin de ressaisir un principe moral dans ce qui lui a si longtemps servi d’enveloppe, et ce qu’elle a de factice, le choix fait dans ce qui, par nature, n’en comporte point et veut l’abandonnement de toute l’âme, un système de traduction et d’interprétation qui déroute les simples, un symbolisme artificiel, des allégories remplaçant des êtres, des adjectifs ingénieux remplaçant des noms propres, des abstractions insidieuses et : glissantes où moitié se retrouve, moitié se perd, et en somme se dissout, l’objet d’adoration, un je ne sais quoi de « divin, » au neutre, à la place de Dieu, et « une langue mythologique qui subsiste, et une religion qui n’existe plus. » C’est ainsi que « les philosophes composent une religion tout entière de distinctions insaisissables et de notions incompatibles, qui ne peut avoir ni la faveur de la popularité ni l’appui du raisonnement. » — C’est des philosophes religieux de l’empire romain que Constant parle, et je voulais seulement montrer qu’il en parle bien.

Il y a bien du vrai encore dans cette conception du progrès (car il sait de certaine science, comme tout son temps, que le progrès existe), ou, si l’on aime mieux, de la succession à peu près constante