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nouveau était donnée à tous. Nous vivons dans ce fait, nous y manœuvrons lourdement ; c’est dans la pensée de Constant que nous vivons. Les hommes de son temps se battaient pour la préférence à donner à tel ou tel gouvernement, en quoi bon nombre d’entre nous les suivent encore ; Constant a enseigné aux hommes réfléchis que ce n’est point là la question principale, qu’avant tout il faut faire à tout gouvernement sa part, qu’il faut être l’ennemi de tout gouvernement qui n’admet pas ce partage, et qu’on peut tolérer, aider même, tout gouvernement qui l’admet. C’est même une, du moins, des raisons pourquoi il ne se refusait, sous cette réserve, à aucun régime. Et maintenant cette part du pouvoir, cette autre du citoyen, quelle doit-elle être ? Je crois qu’il ne l’a pas très bien vu. Mais aussi c’est à chaque génération, les yeux fixés sur les conditions historiques, toujours variables, et en procédant de bonne foi, s’il est possible, à la faire.


IV

Les études religieuses de Benjamin Constant sont infiniment curieuses, suggestives et décevantes. Son grand ouvrage : la Religion (dont le livre posthume Du polythéisme romain n’est qu’un grand chapitre), est une conversation brillante, riche, savante, très abondante en idées, mal ordonnée du reste et recommençant vingt fois, mais surtout donnant vingt fois l’idée d’un beau livre, qui manque de force et manque d’élévation d’esprit, n’a pu être écrit. Le point de départ, il faut plutôt dire l’intention première, est d’une raison solide et d’une intelligence saine. Benjamin Constant connaissait bien l’Allemagne et la France de son temps, et il ne donnait complaisamment ni dans l’une dans l’autre. Il était impénétrable au mysticisme d’outre-Rhin de cette époque, à cette confusion de tous les sentimens et de toutes les idées les plus disparates, dans une sorte d’adoration extatique de je ne sais quoi, à cette manière de « somnambulisme » (le mot est de Sismondi) qu’il avait pu contempler avec stupeur dans son commensal Werner. Et, d’autre part, il était prodigieusement agacé par l’infirmité intellectuelle des exécuteurs testamentaires de Voltaire, et surtout de d’Holbach. Il est même trop dur pour Voltaire, dont on ne saurait assez accuser la « déplorable frivolité, » mais dont il ne faut pas proclamer « la profonde ignorance. » Dupuis et Volney l’irritent. Il sent très bien que le temps est passé d’étudier les religions en leur objet pour les démontrer fausses, que le temps est venu de les étudier en leur fond pour en comprendre l’essence, pour voir quelles manifestations de l’homme intérieur aux diverses époques de son développement elles