Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/630

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ni au pouvoir, c’est-à-dire sauver la liberté, il vous faut ces « corps intermédiaires » dont Montesquieu vous parle, qui n’aient intérêt ni aux empiètemens du pouvoir ni aux escalades de la foule, et qui donnent force à votre charte en la faisant leur chose. — Et encore, si vous ne voulez mettre la souveraineté ni dans un homme ni dans tous les hommes, ce qui est juste, il ne reste pas que vous ne la mettiez nulle part, comme vous faites, parce que c’est impossible, ou dans un texte constitutionnel, comme vous croyez faire, parce que c’est illusoire ; il reste que vous la partagiez, et nous voilà revenus à cette distribution des puissances sociales entre les différens élémens de la nation, pouvoir, corps intermédiaires, peuple, qui n’est pas autre chose que l’organisation aristocratique. — Et encore si vous voulez sauver les libertés, il ne suffit pas de dire : « Qu’elles soient ! » il faut en confier la garde à ceux qui les aiment. Ceux qui les aiment, ce n’est pas le pouvoir central, vous le savez ; ce n’est pas le peuple, vous le savez : il ne tient qu’à niveler. Qui sera-ce ? Eh ! justement ceux qui ont créé ces droits en constituant les grands faits dont ces droits sont sortis. Tout groupement organisé d’une manière durable dans la nation, possédant une pensée commune, des traditions, une direction, une vie propre, est un fait historique qui s’est créé un droit. Il tend au maintien de lui-même et à la sauvegarde de ce droit ; il est élément aristocratique et élément libéral, libéral parce qu’il est aristocratique, aristocratique au point de devenir libéral. Lui seul est capable, si quelqu’un l’est, de passer du sentiment qu’il a de son droit à l’intelligence du droit des autres ; et si ces groupes sociaux sont nombreux, ils pourront assez facilement sentir le besoin de se garantir réciproquement leurs libertés, et bien tenir ce rôle de gardiens des libertés publiques où les leurs propres sont engagées. En tout cas, ou il faut renoncer à sauver les libertés, ou compter sur eux pour les maintenir ; et un système libéral qui prétend être pratique est forcé d’être aristocratique pour ne pas être illusoire, comme le système aristocratique le plus étroit est forcé d’être libéral pour ne pas tendre simplement à la guerre civile. Qu’un despotiste d’en haut ne veuille pas d’aristocratie, il s’appelle de Maistre, et il est logique ; qu’un despotiste d’en bas ne veuille pas d’aristocratie, il s’appelle Rousseau, et il raisonne bien ; qu’un libéral déclare que « la perfectibilité humaine est une tendance continue à l’égalité, » il renonce à son système en le défendant, ou il propose un système qu’il n’appuie que sur l’idée qu’il en a.

Un autre appui de sa doctrine manque à Benjamin Constant : c’est une certaine générosité. Le libéralisme présenté sans cesse comme l’orgueilleux et jaloux isolement de l’individu dans la