Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/628

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grec ou romain que de mon voisin l’ingénieur. Je ne comprends pas un homme de sciences, ou un légiste, ou un théologien, ou un musicien que j’entends causer ; même sa tournure d’esprit générale m’étonne et m’inquiète, et je sens que la mienne le déroute ; nous nous réfugions dans des banalités de conversation. Voilà cinq siècles que les hommes travaillent à se désunir. Dans cette dispersion qui en tout produit et prolonge ses effets, qui fait à l’un des idées générales et des croyances en quelque sorte imperméables à l’autre, que faire, sinon dire : chacun chez soi ? La liberté n’est pas autre chose, un désarmement entre gens désormais impuissans à se conquérir. Les hommes l’ont prise pour un droit sacré, parce qu’un reste de métaphysique et de théologie se mêle encore à toutes leurs conceptions ; ils l’ont entourée de formules ou de déclamations, selon le penchant de chacun, et en ont fait un principe. Nous faisons un principe rationnel de chaque grand fait historique qui s’impose à nous et nous enveloppe. Il n’y a point grand mal à cela ; cependant il y a des faits qui se prêtent peu à être transformés en principes ; et la liberté en est un.

Il semble bien que Constant a mal réussi à trouver la formule de la liberté considérée comme principe abstrait : ou elle est pour lui le simple respect de la conscience morale, et elle a des limites trop restreintes pour le temps où nous sommes, ou elle est : tout à l’état moins ce dont il n’a pas besoin pour être ; et alors elle devient quelque chose de contingent et de flottant qui n’a plus du tout le caractère d’un principe. Mieux valait avertir les hommes qu’il n’y a, en pareille affaire, que l’examen attentif des faits historiques. Demandons-nous, tous les demi-siècles, quelle est la portion de l’individu que le travail de désagrégation sociale désigne sous le nom de civilisation a enlevée définitivement à la vie commune et rendue chose personnelle, parce qu’elle est dissemblable d’un homme à un autre. Disons-nous à tel moment que, s’il y a mille sciences diverses et si chacun a la sienne, il ne peut plus y avoir une science d’état ; à tel autre que, s’il y a dix religions, toutes sérieuses et importantes, il ne peut plus y avoir de religion d’état ; à tel autre que, si l’éducation est comprise de deux ou trois : façons inconciliables par deux ou trois groupes considérables de pères de famille, il ne peut plus y avoir en droit, parce que déjà ce n’est plus vrai en fait, d’éducation d’état. Disons-nous cela ; sachons très bien qu’à ces diminutions successives, c’est l’état qui s’énerve et tend à la disparition ; et comme nous ne sommes pas seuls au monde, consultons le progrès que fait le même travail chez les autres peuples pour régler sur le leur le nôtre ; et de toutes ces considérations diverses, toutes pratiques, tirons une définition pratique, actuelle,