Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/626

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rien de celles que je croirai devoir lui refuser ? Mais je vais me faire, et je me ferai d’assez bonne foi, une conscience conforme à mes intérêts, et me défendre de répandre le sang pour me soustraire au service des armes. La conscience est trop ployable au gré des individus pour être une limite ferme où le droit de la communauté s’arrête.

Aussi ce fondement de sa doctrine, Constant le perd-il de vue presque sans cesse. Mais alors quelle autre règle de délimitation des libertés individuelles pourra-t-il trouver ? Celle-ci, à laquelle, assez oublieux de l’autre, il revient toujours : j’ai la propriété légitime de toutes les forces qui sont en moi, moins celles dont l’état a besoin pour subsister. Voilà qui, en effet, est une formule nette, et le lumineux Constant est admirable pour les trouver. Seulement, avec cette formule, ni, en doctrine, la liberté n’est plus un principe, ni, en pratique, les limites du domaine individuel ne sont plus fixes. Ce que je dois abandonner de moi à l’état, si c’est le besoin de l’état qui le mesure, c’est l’état qui le déterminera, et me voilà revenu sous la complète dépendance de la communauté. Ma liberté n’est plus un principe sacré devant lequel on a à s’incliner ; elle n’est plus un dogme, et je ne suis plus un sanctuaire. Une liberté qui se mesure, et de la mesure de laquelle un autre que moi est le juge, c’est le bon plaisir pour cet autre et l’esclavage possible pour moi ; et si, tout à l’heure, quand j’étais l’arbitre de ma liberté fondée sur les exigences de ma conscience, ma liberté était illimitée ; maintenant, quand vous tous êtes arbitres de mon tribut mesuré à vos besoins, elle est nulle.

Et, dans la pratique, ce fief des droits personnels dont Constant est le gardien jaloux n’a plus que des limites flottantes et ployables aux circonstances. En supposant l’état juste et ne demandant pas plus qu’il ne lui faut pour subsister, de quoi a-t-il besoin, en effet ? De beaucoup en un temps et de peu en un autre, de tout quand la patrie est en danger, par exemple, et de très peu quand elle est forte, en sorte qu’il n’y a plus même à dire : ces limites, qui les fixera ? mais : ces limites, comment les fixer ? — Rien au monde n’est difficile à définir comme la liberté, et rien de difficile à établir comme un système de politique libérale.

Ce qui n’aide pas Benjamin Constant à l’établir solidement, c’est qu’il est trop près du XVIIIe siècle pour ne pas procéder un peu comme les philosophes mêmes dont il se sépare, c’est à savoir par principe et par déduction. Il n’est pas pur métaphysicien, je le sais ; il est par sa tournure d’esprit comme par sa date entre l’école des logiciens qui le précède, et l’école historique qui doit le suivre ; il sait les faits et en tient compte, et en appelle à eux très