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nature intime. Le fond de Benjamin Constant, où il s’appuyait et se reposait quand il parvenait à se ressaisir, j’ai dit que c’était une manière d’égoïsme très distingué et très décent, mais enfin une sorte d’égoïsme très marqué et très exigeant encore. Un immense besoin d’indépendance gêné par les tyrannies d’une complexion avide de jouissances, voilà Benjamin Constant. Il s’ensuit que, quand il s’affranchissait de ces tyrannies, c’était précisément cet instinct d’indépendance et d’autonomie qu’il retrouvait. L’individualisme était pour lui la revanche de ses faiblesses. Il ne se sauvait pas des écarts de sa sensibilité dans l’esprit de dévouaient, de sacrifice ou simplement d’humanité, mais dans l’égoïsme intelligent et bien raisonné ; et quand il s’évadait du salon, du souper ou de la maison de jeu, ce qu’il redevenait, ce n’était pas l’homme d’une grande association, d’une grande œuvre commune ou d’une grande cause, c’était l’homme qui voulait être lui-même, maître de lui-même, et jouir de loi. Et cet égoïsme ombrageux, c’est le fond de tout son système politique, peut-être de toutes ses idées religieuses.

Il a inventé le libéralisme, un libéralisme extrêmement net et prodigieusement froid et sec, qui n’est que le perpétuel besoin d’autonomie personnelle, et le soin jaloux d’élever toutes les barrières possibles entre le moi et toutes les formes existantes ou prévues et soupçonnées du non-moi. L’instinct social sous toutes ses formes, en toutes ses forces et, partant, en toutes ses gênes, voilà ce que Constant tient en continuelle défiance. Sa devise ne serait ni : « Je maintiendrai, » ni : « Je détruirai ; » mais : « Je me défends. » D’autres disent : la nation ; d’autres : la tradition nationale, ce qui n’est pas la même chose, et si peu, que souvent c’est le contraire ; d’autres : l’esprit national, et c’est l’aristocratie ; d’autres : la loi ; Constant dit : le citoyen, ou : l’homme ; c’est une façon de dire : moi. Ni despotisme, c’est la barbarie ; ni démocratie, c’est un autre despotisme. « Par liberté, j’entends le triomphe (non pas même l’indépendance, le triomphe) le triomphe de l’individualité, tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par le despotisme que sur les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité à la majorité. » Constant est comme à l’affût de tous les empiètemens possibles de quoi que ce soit sur l’individu.

Lui parlez-vous de gouvernement ? Il vous dira : Défiez-vous ; le gouvernement est un organe de l’état qui a une tendance invincible à se croire l’état lui-même et à le devenir, en effet, par usurpation consentie. Il faut le parquer dans sa fonction, qui seule constitue tout son droit. Je ne prétends point par là qu’il faut le moins de gouvernement possible ; c’est la théorie de Godwin et c’est celle qu’on m’attribue » mais ce n’est pas la mienne ; je ne demande pas