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nus, » comme les appelait un des interlocuteurs du Théétète et que Socrate n’aimait point. Il rendait à l’imagination les droits que son maître lui avait déniés, et il expia cette imprudence, à la fois téméraire et heureuse, en employant tour à tour l’or pur et le plomb vil dans l’édifice qu’il éleva.

Ce grand semeur d’idées en jeta dans toutes les directions, si bien que de son école sortiront les doctrines les plus différentes : le spiritualisme de la première Académie, le scepticisme de la seconde, ce qu’on pourrait appeler le probabilisme de la troisième, et, pour finir, le mysticisme des alexandrins, qui se propagera dans le christianisme. Zénon même n’est pas sans avoir trouvé dans l’œuvre platonicienne quelques élémens du stoïcisme. Il serait donc possible de dire que toutes les écoles grecques, l’épicuréisme excepté, sont les filles plus ou moins légitimes de la doctrine platonicienne, comme du christianisme sont nées les mille sectes dont il a couvert le monde. Mais il faut un arbre bien robuste et une sève bien riche pour porter et nourrir tant de rameaux différens.

Dans son ambition de tout embrasser : Dieu, l’homme, la nature, Platon retourna aux études physiques que Socrate condamnait, et il écrivit le Timée, le premier essai qui nous reste d’une philosophie de la nature, puisque les ouvrages d’Empédocle et d’Héraclite sont perdus, mais il ne s’y enferme pas. Il voit l’ordre établi dans l’univers, et de cette pensée il tire le grand argument des spiritualistes de tous les temps, en faisant du Cosmos l’œuvre d’un Dieu bon et d’une Providence qui conserve l’harmonie générale et soutient l’homme dans ses efforts vers le bien.

Nous avons noté les doutes de Socrate[1]; on pourrait marquer aussi pour Platon, au milieu d’affirmations très résolues, des hésitations singulières, et montrer que sur les questions fondamentales il a plus d’espérance que de certitude. Dans le Phédon, qu’il composa peut-être assez longtemps après la mort de son maître, se trouvent ces paroles : « Comme toi, Socrate, dit un des interlocuteurs, je crois que, pour ce qui se passe après la mort, il est impossible ou du moins très difficile d’arriver à la vérité; » et ailleurs, à propos de l’immortalité de l’âme : « Y croire, c’est un beau risque à courir, mais l’espérance est grande. » Dans les Lois, ouvrage de son extrême vieillesse et sa dernière pensée, il écrivit encore : « Figurons-nous que nous sommes une machine animée, sortie de la main des dieux, soit qu’ils l’aient faite pour s’amuser ou qu’ils aient eu quelque dessein sérieux, car nous n’en savons rien. » Ces questions, en effet, par leur nature même, ne peuvent

  1. Voyez la Revue du 1er novembre 1887.