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ressemblant. Il transposait, « il a tout changé pour elle, comme nous dit Sismondi : patrie, condition, figure, esprit, circonstances de sa vie et de sa personne.. . » Mais, cependant, il n’a ni voulu ni pu, sans doute, tout perdre et tout oublier. « On l’examinait avec intérêt comme un bel orage. » Le bel orage ! il n’a pas voulu sacrifier ce trait-là, et il l’a mis, et il y a insisté, et il en a tiré parti ; et ce trait était en désaccord avec le reste, et il n’a point expliqué ce désaccord. Ce n’est point l’expliquer que de nous dire qu’Ellénore (celle du roman) étant dans une position équivoque, avec des sentimens élevés, cette opposition rendait son humeur fort inégale. Inégale, soit, mais timide et craintive plutôt que « fougueuse » et déchaînée en tempête. — D’autre part, s’interdisant, ce qui est à son honneur, de nous donner l’Ellénore vraie, il n’a pas su en construire une, qui, grâce à une vigoureuse concentration de réflexion unie à une riche faculté créatrice, nous donnât la pleine sensation du réel. Et voilà précisément le genre d’imagination, et le seul à le bien prendre, qui manque à Benjamin Constant. Il ne sait pas créer un être tout à fait vivant. Il y en a un dans Adolphe, c’est Benjamin Constant ; pour nous le peindre, il n’a eu qu’à se regarder, à se regarder, d’ailleurs, et je l’ai dit, d’un œil dont personne n’a jamais égalé la délicatesse et la puissance. Pour créer d’autres êtres, il fallait un don particulier de la nature, qui n’est pas le sien, et si j’ai dit que Constant était presque le seul homme qui pût écrire Adolphe, peut-être irai-je aussi jusqu’à dire qu’Adolphe était le seul roman que Benjamin Constant pût écrire.

Admirable livre, du reste, et qui est non-seulement un chef-d’œuvre, ce qui pourrait paraître suffire, mais une date aussi, et aussi un très précieux enseignement. Le roman psychologique, inventé par La Rochefoucauld et Racine, et écrit pour la première fois par Mme de La Fayette, n’avait pas eu en France une très grande fortune. La Bruyère avait coupé court tout de suite à sa carrière. De l’observation superficielle des « caractères, » c’est-à-dire des types avec leurs ridicules extérieurs et leurs manies éclatantes, le roman réaliste, confiné jusque-là dans un coin du genre burlesque, s’était rapidement développé, et, discrètement dans les Lettres persanes, abondamment dans les œuvres de Le Sage, avait envahi la littérature. À peine Marivaux, dans des ouvrages très mêlés, avait-il montré ce que l’analyse délicate des sentimens complexes avait d’intérêt et de charme, que les romans à thèse, et qui ne sont que des cadres pour les idées, avaient repris l’attention ; et si l’on néglige, pour le moment, les romans d’aventures et les romans de petite maison, on arrive au roman sentimental à la Jean-Jacques, qui nous mène jusqu’à Mme de Staël, pour ne pas nommer Mme Cottin.